Or, croyez bien qu’il n’a pas oublié son ancienne querelle avec votre famille ; je parierais qu’il rendra quelque visite à la vieille tour d’Earnscliff.
– S’il est assez malavisé pour le faire, Hobbie, j’espère lui prouver que la vieille tour est encore assez solide pour lui résister, et je saurai la défendre contre lui, comme mes ancêtres l’ont défendue contre les siens.
– Fort bien ! très bien ! vous parlez en homme à présent... Eh bien, si jamais il vous attaque, faites sonner la grosse cloche de la tour, et en un clin d’œil vous m’y verrez arriver avec mes deux frères, le petit Davie de Stenhouse, et tous ceux que je pourrai ramasser.
– Je vous remercie, Hobbie ; mais j’espère que, dans le temps où nous vivons, nous ne verrons pas des événements si contraires à tous les sentiments de religion et d’humanité.
– Bah ! bah ! monsieur Patrick, ce ne serait qu’un petit bout de guerre entre voisins : le ciel et la terre le savent, dans un pays si peu civilisé, c’est la nature du pays et des habitants. Nous ne pouvons pas vivre tranquilles comme les gens de Londres. Ce n’est pas possible ; nous n’avons pas comme eux tant à faire.
– Hobbie, pour un homme qui croit aussi fermement que vous aux apparitions surnaturelles, il me semble que vous parlez du ciel un peu légèrement. Vous oubliez dans quel lieu nous nous trouvons.
– Est-ce que la plaine de Mucklestane m’effraie plus que vous, Earnscliff ? Je n’ignore pas qu’il y revient des esprits, qu’on y voit la nuit des figures effroyables ; mais qu’est-ce que j’ai à craindre ? J’ai une bonne conscience, elle ne me reproche rien... peut-être quelques gaillardises avec des jeunes filles, ou quelques débauches dans une foire : est-ce donc un si grand crime ? Malgré tout ce que je vous ai dit, j’aime la paix et la tranquillité tout autant que...
– Et Dick Turnbull, à qui vous cassâtes la tête, et Williams de Winton, sur qui vous fîtes feu ?
– Ah ! monsieur Earnscliff, vous tenez donc un registre de mes mauvais tours ? La tête de Dick est guérie, et nous devons vider notre différend, le jour de Sainte-Croix, à Jeddart ; c’est donc une affaire arrangée à l’amiable. Quant à Willie, nous sommes redevenus amis, le pauvre garçon. Il n’a eu que quelques grains de grêle, après tout. J’en recevrais volontiers autant pour une pinte d’eau-de-vie. Mais Willie a été élevé dans la plaine, et il a aisément peur pour sa peau. Quant aux esprits, je vous dis que quand il s’en présenterait un devant moi...
– Comme cela n’est pas impossible, dit Earnscliff en souriant, car nous approchons de la fameuse sorcière.
– Je vous dis, reprit Hobbie comme indigné de cette provocation, que, quand la vieille sorcière sortirait elle-même de terre, je n’en serais pas plus effrayé que... Mais, Dieu me préserve ! Earnscliff, qu’est-ce que j’aperçois là-bas ?
Chapitre III
Nain qui parcours cette plage,
Apprends-moi quel est ton nom ?
– L’Homme noir du marécage !
John Leyden.
L’objet qui alarma le jeune fermier au milieu de ses protestations de courage fit tressaillir son compagnon, quoiqu’il fût moins superstitieux. La lune, qui s’était levée pendant leur conversation, semblait, suivant l’expression du pays, se disputer avec les nuages à qui régnerait sur l’atmosphère, de sorte que sa lumière douteuse ne se montrait que par intervalles. Un de ses rayons frappant sur la colonne de granit, dont ils n’étaient pas très éloignés, leur fit apercevoir un être qui ressemblait à une créature humaine, quoique d’une taille beaucoup au-dessous de l’ordinaire. Il ne paraissait pas vouloir aller plus loin, car il marchait lentement autour de la colonne, s’arrêtait à chaque pierre qu’il rencontrait, semblait l’examiner, et faisait entendre de temps en temps une espèce de murmure sourd, dont il était impossible de comprendre le sens.
Tout cela répondait si bien aux idées que Hobbie s’était formées d’une apparition, qu’il s’arrêta, sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, et dit tout bas à Earnscliff :
– C’est la vieille Ailie, c’est elle-même ! lui tirerai-je un coup de fusil, en invoquant le nom de Dieu ?
– N’en faites rien, pour l’amour du ciel ! c’est quelque malheureux privé de raison.
– Vous la perdez vous-même de vouloir en approcher, dit Elliot en retenant à son tour son compagnon. Nous avons le temps de dire une petite prière avant que le spectre vienne à nous. Ah ! si je pouvais m’en rappeler une... Mais il nous en laisse tout le temps, continua-t-il, devenu plus hardi en voyant le courage d’Earnscliff et le peu d’attention que l’esprit donnait à leur approche : il va clopin-clopant, comme une poule sur une grille chaude. Croyez-moi, Earnscliff, ajouta-t-il à demi-voix, faisons un détour comme pour mettre le vent contre un daim. On n’a de l’eau que jusqu’aux genoux dans la fondrière : mieux vaut mauvaise route[22] que mauvaise compagnie.
Malgré ces remontrances, Earnscliff continuait d’avancer, et Hobbie le suivait involontairement. Ils se trouvèrent enfin à dix pas de l’objet qu’ils cherchaient à reconnaître. Plus ils en approchaient, plus il leur paraissait décroître, autant que l’obscurité leur permettait de le distinguer. C’était un homme dont la taille n’excédait pas quatre pieds[23] ; mais il était presque aussi large que haut, ou plutôt d’une forme sphérique qui ne pouvait être que le résultat d’une étrange difformité. Le jeune chasseur appela deux fois cet être extraordinaire sans en recevoir de réponse, et sans faire attention aux efforts continuellement répétés de son compagnon pour l’entraîner d’un autre côté plutôt que de troubler davantage une créature si singulière : – Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici à cette heure de la nuit ? demanda-t-il une troisième fois.
Une voix aigre et discordante répondit enfin :
– Passez votre chemin ! ne demandez rien à qui ne vous demande rien !
Et ces mots, qui firent reculer Elliot de deux pas, firent même tressaillir Earnscliff.
– Pourquoi êtes-vous si éloigné de toute habitation ? dit ce dernier. Êtes-vous égaré ? suivez-moi, je vous donnerai un logement pour la nuit.
– À Dieu ne plaise ! s’écria Hobbie involontairement. J’aimerais mieux loger tout seul dans le fond du gouffre de Tarrasflow, ajouta-t-il plus bas.
– Passez votre chemin ! répéta cet être extraordinaire d’un ton colère : je n’ai besoin ni de vous ni de votre logement. Il y a cinq ans que ma tête n’a reposé dans l’habitation des hommes, et j’espère qu’elle n’y reposera jamais.
– C’est un homme qui a perdu l’esprit, dit Earnscliff.
– Ma foi ! répondit son superstitieux compagnon, il a quelque chose du vieux Humphrey Ettercap, qui périt ici près, il y a justement cinq ans. Mais ce n’est pas là le corps ni la taille d’Humphrey.
– Passez votre chemin ! répéta l’objet de leur curiosité. L’haleine des hommes empoisonne l’air qui m’entoure. Le son de vos voix me perce le cœur.
– Bon Dieu ! dit Hobbie, faut-il que les morts soient tellement enragés contre les vivants ? Sa pauvre âme est sûrement dans la peine.
– Venez avec moi, mon ami, reprit Earnscliff ; vous paraissez éprouver quelque grande affliction ; l’humanité ne me permet pas de vous abandonner ici.
– L’humanité ! s’écria le Nain en poussant un éclat de rire ironique ; qu’est-ce que ce mot ? Vrai lacet de bécasse – moyen de cacher les trappes à prendre les hommes –, appât qui couvre un hameçon plus piquant dix fois que ceux dont vous vous servez pour tromper les animaux dont votre gourmandise médite le meurtre.
– Je vous dis, mon bon ami, que vous ne pouvez juger de votre situation.
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