Vous périrez dans cet endroit désert. Il faut, par compassion pour vous, que nous vous forcions à nous suivre.

– Je n’y toucherai pas du bout du doigt, dit Hobbie. Pour l’amour de Dieu ! laissez l’esprit agir comme il lui plaît.

– Si je péris ici, dit le Nain, que mon sang retombe sur ma tête ! mais vous aurez à vous accuser de votre mort, si vous osez souiller mes vêtements du contact d’une main d’homme.

En ce moment la lune jeta une clarté plus pure, et Earnscliff vit que cet être singulier tenait en main quelque chose qui brilla comme la lame d’un poignard ou le canon d’un pistolet. C’eût été folie de vouloir s’emparer d’un homme ainsi armé, et qui paraissait déterminé à se défendre. Earnscliff voyait d’ailleurs qu’il n’avait aucun secours à attendre de Hobbie, qui avait déjà reculé de quelques pas, et qui semblait décidé à le laisser s’arranger avec l’esprit comme il l’entendrait. Il rejoignit donc son compagnon, et ils continuèrent leur route en retournant parfois la tête pour regarder cette espèce de maniaque qui continuait le même manège autour de la colonne, et qui semblait les poursuivre par des imprécations que leur oreille ne pouvait distinguer, mais que sa voix aigre faisait retentir au loin dans cette plaine déserte.

Nos deux chasseurs firent d’abord, chacun de son côté, leurs réflexions en silence. Lorsqu’ils furent assez éloignés pour ne plus ni voir ni entendre le Nain, Hobbie, reprenant courage, dit à son compagnon :

– Je vous garantis qu’il faut que cet esprit, si c’est un esprit, ait fait ou ait souffert bien du mal quand il était dans son corps, pour qu’il revienne ainsi après être mort et enterré.

– Je crois que c’est un fou misanthrope, répondit Earnscliff.

– Vous ne croyez donc pas que ce soit un être surnaturel ?

– Moi ? non, en vérité !

– Eh bien, je suis presque d’avis moi-même que ce pourrait bien être un homme véritable. Cependant je n’en jurerais pas. Je n’ai jamais rien vu qui ressemblât si bien à un esprit.

– Quoi qu’il en soit, je reviendrai ici demain. Je veux voir ce que sera devenu ce malheureux.

– En plein jour !... alors, s’il plaît à Dieu, je vous accompagnerai. Mais nous sommes plus près d’Heugh-Foot que d’Earnscliff ; ne feriez-vous pas mieux, à l’heure qu’il est, de venir coucher à la ferme ? Nous enverrons le petit garçon sur le poney avertir vos gens que vous êtes chez nous, quoique je croie bien qu’il n’y a pour vous attendre à la tour que le chat et les domestiques.

– Mais encore ne voudrais-je pas inquiéter les domestiques, et priver même Minet[24] de son souper par mon absence. Je vous serai obligé d’envoyer le petit garçon.

– C’est bien parler ! Vous viendrez donc à Heugh-Foot. On sera bien heureux de vous y voir, oui certainement.

Cette affaire réglée, nos deux chasseurs doublèrent le pas et gravirent bientôt une petite éminence.

– Monsieur Patrick, dit Hobbie, j’éprouve toujours du plaisir quand j’arrive en cet endroit. Voyez-vous là-bas cette lumière ? c’est là qu’est ma grand-mère. La bonne vieille travaille à son rouet. Et plus haut, à la fenêtre au-dessus, en voyez-vous une autre ? c’est la chambre de ma cousine, de Grace Armstrong. Elle fait à elle seule plus d’ouvrage dans la maison que mes trois sœurs ensemble, et elles en conviennent elles-mêmes, car ce sont les meilleures filles qu’on puisse voir ; et ma grand-mère vous jurerait qu’il n’y a jamais eu de jeune fille si leste, si active, excepté elle, bien entendu, dans son temps. Quant à mes frères, l’un est parti avec les gens du chambellan[25], l’autre est à Moos-Phadraig, la ferme que nous faisons valoir. Il est aussi habile à la besogne que moi.

– Vous êtes heureux, mon cher Hobbie, d’avoir une famille si estimable.

– Heureux, oui certes. J’en rends grâces au ciel ! Mais à propos, monsieur Patrick, vous qui avez été au collège et à la grande école[26] d’Édimbourg, vous qui avez étudié la science là où la science s’apprend le mieux, dites-moi donc, non que cela me concerne particulièrement, mais j’entendais cet hiver le prêtre de Saint-John et notre ministre discuter là-dessus, et tous deux, ma foi, ils parlaient très bien. Le prêtre donc dit qu’il est contre la loi d’épouser sa cousine ; mais je ne crois pas qu’il citât aussi bien les autorités de la Bible que notre ministre. Notre ministre passe pour le meilleur ministre et le meilleur prédicateur qu’il y ait depuis ce canton jusqu’à Édimbourg. Croyez-vous que le ministre avait raison ?

– Certainement : le mariage est reconnu par tous les chrétiens protestants aussi libre que Dieu l’a fait dans la loi lévitique ; ainsi, mon cher Hobbie, il ne peut y avoir aucun obstacle à ce que vous épousiez miss Armstrong.

– Oh ! oh ! monsieur Patrick, vous qui êtes si chatouilleux, ne plaisantez donc pas comme cela ! Je vous parlais en général, il n’était pas question de Grace. D’ailleurs elle n’est pas ma cousine germaine, puisqu’elle est issue du premier mariage de la femme de mon oncle. Il n’y a donc pas entre nous parenté véritable, il n’y a qu’alliance. Mais nous allons arriver, il faut que je tire un coup de fusil ; c’est ma manière de m’annoncer. Quand j’ai fait bonne chasse, j’en tire deux, un pour moi, l’autre pour le gibier.

Dès qu’il eut donné le signal, on vit différentes lumières se mettre en mouvement. Hobbie en fit remarquer une qui traversait la cour : – C’est Grace ! dit-il à son compagnon. Elle ne viendra pas me recevoir à la porte ; mais pourquoi ? c’est qu’elle va voir si le souper de mes chiens est préparé, les pauvres bêtes !

– Qui m’aime, aime mon chien.