Il se souvint de son dévouement, de sa patience, de sa constante gaieté, et son cœur se déchirait d’angoisse pour cette enfant à laquelle si longtemps il avait tenu lieu de mère, et qui, en grandissant, avait ressemblé à la morte de plus en plus. Il demanda à Dieu d’ôter toutes les pierres de son chemin afin qu’elle fût heureuse, et qu’avant d’aller rejoindre la disparue, il pût la voir dans sa félicité de jeune épouse auprès du mari de son choix. Puis il essuya ses yeux humides aux franges de son manteau.

Jogendra avait le plus grand mépris des facultés féminines, et les événements de ce jour ne faisaient que le confirmer dans une si piètre opinion. Comment discuter avec une femme qui se refuse à toute évidence, et qui, si son cœur est en jeu, n’admet même plus que deux et deux font quatre ? La logique peut dire que blanc est blanc, mais que l’amour s’en mêle et insinue que blanc est noir, noir il sera pour elle ! Il rappela Akshay qui se glissa sans bruit au salon :

— Tu as tout entendu ? Qu’allons-nous faire à présent ?

— Pourquoi me mêler à ces histoires ? Au fond, cela ne me concerne en rien. Je m’étais tu pendant tous ces jours, il ne fallait pas maintenant venir m’entraîner dans vos démêlés.

— Tu me feras tes plaintes plus tard. Pour le moment je ne vois rien d’autre à tenter que de persuader Ramesh de tout confesser à ma sœur.

— Es-tu fou, et crois-tu qu’il…

— Le mieux serait de l’amener à lui écrire ; arrange-toi pour cela ; mais le plus tôt sera le mieux.

CHAPITRE XXI

Vers neuf heures ce même soir Ramesh emmena Kamala à la gare de Sealdah. Selon ses instructions, le cocher passa par Kaloutola, et le jeune homme mit avec empressement le nez à la portière devant une certaine maison. Il n’y vit aucun changement.

Il poussa un soupir si profond que Kamala s’éveilla à demi de son assoupissement pour lui demander ce qu’il avait.

— Rien, répondit-il, en se rencognant dans la voiture pour ne plus bouger jusqu’à l’arrivée à la gare. Kamala s’était rendormie, et il ne put s’empêcher d’éprouver quelque ressentiment à la seule pensée qu’elle existait.

Il avait retenu un compartiment de deuxième classe où ils s’installèrent. Il organisa un lit pour Kamala sur une des banquettes inférieures, mit la lumière en veilleuse et observa :

— Il faut vous reposer maintenant.

— Mais ne puis-je rester à la portière jusqu’au départ du train ?

Il y consentit, et, ayant tiré son voile sur sa tête, elle s’assit au bord de la couchette pour contempler la foule.

Le train venait de se mettre en branle quand les yeux de Ramesh, qui se tenait debout près d’elle, furent attirés par un retardataire dont l’allure pressée lui parut vaguement familière. Kamala se mit à rire aux éclats, et Ramesh vit l’homme se débattre entre les mains d’un employé qui prétendait l’empêcher de monter dans le train en marche. Ce n’est qu’en laissant son châle entre les doigts de l’employé têtu que cet individu parvint à s’arracher à son étreinte et à grimper dans un wagon. Comme il se penchait ensuite à la portière pour rattraper son bien, Ramesh reconnut… Akshay !

Il fallut quelque temps à Kamala pour calmer son fou rire. Mais Ramesh lui ayant fait remarquer qu’il était dix heures et demie et qu’elle ferait bien de s’étendre, elle lui obéit, non sans pouffer encore de temps en temps. Pour sa part, Ramesh ne voyait rien de plaisant dans l’aventure. Il savait fort bien qu’Akshay n’avait pas de maison à la campagne, sa famille habitant Calcutta depuis plusieurs générations. Quelle était donc la cause de ce départ subit ? La seule qui lui parût possible était qu’il avait pris le jeune couple en filature.

Or, l’idée qu’il irait enquêter dans son village natal était plus que désagréable à Ramesh. Dans une ville comme Calcutta il est facile de se cacher, mais dans un petit trou de province, faire taire les bavards n’est pas chose aisée.

Quand le train s’arrêta à Barrackpore, il eut beau épier il ne vit pas descendre Akshay. À Naihati de nombreux voyageurs débarquèrent ou montèrent, sans qu’Akshay parut parmi eux. À Bogoola il en fut de même, et il était fort peu probable qu’il descendît plus loin.

Harassé comme il l’était, Ramesh ne s’endormit que très tard. De bonne heure, le lendemain matin, on arriva à Goaloundo, le terminus d’où partent les voyageurs à destination du Bengale de l’Est. Ramesh entrevit Akshay qui se hâtait vers l’embarcadère du fleuve, la tête et le visage emmitouflés d’un châle et un sac de voyage à la main. Le bateau qui desservait le village natal de Ramesh ne partirait que dans quelques heures, mais il y en avait un autre, prêt à partir, qui sifflait éperdument. Ramesh s’informa de sa destination, et apprit qu’il allait vers l’Ouest, jusqu’à Bénarès si le tirant d’eau le permettait. Aussitôt il y installa Kamala, puis redescendit pour acheter du riz, quelques légumes et des bananes. Akshay, pendant ce temps, avait pris place sur l’autre vapeur avant tous les autres passagers, et il s’y tenait en bonne position pour examiner tous ceux qui montaient. Ces passagers ne montraient aucune hâte, puisqu’ils avaient devant eux beaucoup de temps ; quelques-uns même se baignaient, et d’autres faisaient cuire leur déjeuner et le mangeaient sur le rivage.

L’idée d’Akshay était que Ramesh avait emmené Kamala dans un petit restaurant voisin, mais comme il ne connaissait pas Goaloundo, il jugeait malin de ne pas quitter le poste qu’il s’était choisi.

Enfin la sirène se fit entendre. Ramesh restait invisible. Les derniers voyageurs se bousculaient sur la planche mobile qu’on allait retirer. Le sifflet se faisait de plus en plus strident, et nulle part la silhouette bien connue ne se montrait… Tout le monde était à bord.