– Et où allez-vous nous dénicher un mari, ainsi au pied levé ?
Jogendra. – Ne vous en inquiétez pas.
— Et comment vous procurerez-vous le consentement d’Hemnalini ?
— Elle consentira sans peine, quand elle connaîtra l’infamie de Ramesh.
— Je vous dis de faire ce que bon vous semblera. Mais c’est dommage, tout de même. Ramesh avait du bien, il était intelligent et bien élevé par-dessus le marché. Hier encore nous avions décidé qu’il achèterait une étude à Etawah, et puis…
— Ne vous faites donc pas tant de souci. Et qu’il achète ce qu’il voudra, où il voudra. Ce qui importe, maintenant, c’est de mettre ma sœur au courant. Il n’y a pas de temps à perdre.
Il sortit, et revint peu après avec elle. Akshay se dissimula dans un coin derrière une étagère. Jogendra fit asseoir la jeune fille. Il cherchait à la préparer :
— N’as-tu pas remarqué quelque chose d’étrange dans la conduite de Ramesh ?
Elle secoua la tête négativement.
— Quelle raison crois-tu qu’il pouvait avoir de retarder votre mariage ?
— Je sais seulement qu’il avait une raison, dit-elle sans lever les yeux.
— Mais cela ne te paraît-il pas déjà assez singulier ?
Elle eut le même mouvement, négatif et résigné.
Cette confiance de son père et de sa sœur envers Ramesh irrita Jogendra, qui, sans plus de ménagement, s’écria :
— Tu te souviens du départ de Ramesh avec son père, et du silence qu’il garda ensuite pendant plusieurs mois, même après son retour à Calcutta ? il était allé s’enterrer à Darjjipara ; il a fallu que vous le rencontriez malheureusement, et que vous l’invitiez à reprendre les vieilles relations ; rien de tout cela ne serait arrivé si j’avais été là. Pourquoi n’avez-vous pas essayé d’éclaircir tant de choses obscures ? n’avez-vous donc pas éprouvé la moindre curiosité… ? Maintenant il faut croire ce que je vais te dire : je suis allé à l’école de jeunes filles, ce matin, et j’y ai découvert que Ramesh y avait mis en pension sa propre femme ; il avait même l’intention de l’y laisser pendant les vacances, mais dernièrement il reçut inopinément un message de la directrice, lui disant qu’elle ne pouvait garder Kamala, – c’est le nom de la jeune femme, – et comme l’école se fermait aujourd’hui, Kamala est rentrée à Darjjipara. J’en viens, et je l’ai vue, épluchant une pomme tandis que Ramesh assis en face d’elle recevait de sa main les morceaux. J’ai demandé à Ramesh une explication. Il me l’a refusée. S’il avait consenti à se disculper, je l’aurais cru, mais il n’a pas nié que Kamala fût sa femme. Après cela, vas-tu continuer à croire en lui ?
Les yeux fixés sur sa sœur il attendit la réponse. Elle était devenue toute pâle et s’agrippait au bras d’un fauteuil, mais soudain elle pencha le front, puis tomba, inanimée.
La douleur d’Annada Babou était navrante. S’agenouillant près de sa fille il la pressa sur son cœur en criant :
— Qu’est-ce donc, ma chérie ? qu’y a-t-il ? Ne crois pas ces menteurs.
Jogendra la souleva dans ses bras et la porta sur un canapé. Il prit ensuite une carafe et aspergea d’eau le pâle visage, tandis qu’Akshay s’emparait d’un éventail et vigoureusement l’agitait au-dessus d’Hemnalini. Celle-ci rouvrit bientôt les yeux et se haussa sur un coude, consternée. Se tournant vers son père, elle supplia :
— Je t’en prie, père… père, renvoie Akshay.
Ce dernier posa aussitôt l’éventail et disparut dans le vestibule. Annada Babou s’assit près de sa fille, dont il caressa doucement les cheveux. Il ne savait que soupirer :
— Ma chérie ! Ma petite chérie !
Les yeux d’Hemnalini se remplirent tout à coup de larmes et sa poitrine se gonfla. Elle se pencha sur son père, pour tâcher de ne pas laisser voir son cruel chagrin. Annada Babou lui dit, la voix brisée :
— Laisse-les dire, ma précieuse enfant ; je connais bien Ramesh, et je le sais incapable d’une trahison. Je suis persuadé que Jogen fait erreur.
La patience de Jogendra lui échappa :
— N’allez pas la berner de faux espoirs ; si vous cherchez à l’épargner maintenant, tout n’en sera que pire pour elle par la suite. Laissez-la plutôt réfléchir.
Levant alors la tête elle le regarda en face :
— Je ne croirai pas un mot de ce que tu m’as dit avant de l’avoir entendu des propres lèvres de Ramesh… Péniblement, elle se mit debout. Son père s’empressa de la soutenir et la conduisit dans sa chambre. Elle s’étendit sur son lit, et lui dit :
— Laissez-moi un peu, père chéri ; je dormirai…
— Ne veux-tu pas que je t’envoie ta vieille nourrice pour t’éventer ?
Mais elle préféra rester seule, et Annada Babou se retira dans la pièce voisine, où ses pensées allèrent à la mère d’Hemnalini, morte quand sa petite fille n’avait encore que trois ans.
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