Braja Mohan avait du reste une raison encore pour souhaiter arriver en avance : la mère de la promise était fort pauvre, et depuis longtemps le père de Ramesh désirait la faire venir dans son propre pays, afin de l’aider à vivre et de s’acquitter ainsi complètement de la dette qu’il avait jadis contractée envers l’ami de sa jeunesse. Aussi longtemps qu’aucun lien n’existait entre les deux familles, il était trop délicat pour faire cette proposition à la veuve, mais à présent rien ne le retenait plus. De suite elle accepta d’occuper la place de belle-mère auprès de son gendre orphelin.

— Nous laisserons parler ; – dit-elle, en manière de conclusion, – ma place est auprès de ma fille et de son mari.

Braja Mohan passa donc les jours qui précédèrent le mariage à préparer ce déménagement. Il avait amené avec lui quelques-unes des femmes de sa parenté, afin qu’elles puissent y aider.

Le mariage fut dûment célébré. Mais Ramesh se refusa à réciter correctement la formule solennelle ; il ferma les yeux quand vint le moment de jeter le « regard favorable », – cet instant privilégié où les deux époux se voient pour la première fois, – il prit un air de chien fouetté et garda la bouche close tout le temps que durèrent les plaisanteries dans la chambre de la mariée ; toute la nuit il tourna le dos à son épouse, et dès patron-minette il sortit de son lit.

Les réjouissances terminées, toute la compagnie s’en fut, les femmes dans un bateau, les hommes âgés dans un autre, le marié et les jeunes gens dans un troisième. Les musiciens qui avaient égayé la noce s’étaient installés dans une quatrième barque, et ils firent passer le temps en chantant et en jouant.

C’était un jour de chaleur torride. Le ciel était couvert de brume à l’horizon. Les arbres de la rive avaient un aspect étrange et livide et pas une feuille ne bougeait. Les rameurs étaient baignés de sueur, et le soleil était encore haut dans le ciel quand ils dirent à Braja Mohan :

— Nous devrons amarrer ici, car il nous faudrait aller bien loin ensuite pour trouver un autre endroit.

Mais Braja Mohan avait hâte d’en finir :

— Nous ne pouvons nous arrêter là, – dit-il, – et par ce temps de pleine lune on y verra pendant toute la première partie de la nuit. Allons jusqu’à Balouhata et je vous promets que vous ne serez pas mécontents du salaire que je vous donnerai.

Les hommes reprirent donc leurs rames. D’un côté, il y avait des bancs de sable qui étincelaient dans l’air trop chaud, et de l’autre une haute berge croulante. La lune se leva dans un halo, mais elle brillait d’un éclat blafard, semblable au regard d’un ivrogne. Le ciel était toujours sans nuages quand brusquement, sans que rien l’eût fait prévoir, un coup de tonnerre rompit la tranquillité des choses. Regardant derrière eux, les voyageurs aperçurent un tourbillon de branchages et de ramures brisés, de brins d’herbes et de paille mélangés à de la poussière, qui s’élevait comme soulevé par un immense balai. Toute cette tourmente accourut et s’abattit sur eux. On entendit des cris affolés…

Ce qui survint ensuite, personne ne le sut jamais.

Un cyclone avait tout détruit dans son sillage étroit ; fondant sur les barques, soulevant et renversant tout ce qu’il rencontrait, il avait en moins d’un instant englouti la petite flottille.

CHAPITRE III

La brume s’éclaircit, et un clair de lune lumineux couvrit la grande plaine sablonneuse d’un brillant voile blanc comme en portent nos veuves. Sur le fleuve pas un esquif, pas une ride ; seule régnait cette paix qu’apporte la mort.

Quand Ramesh reprit ses sens, il se trouva étendu sur les bords d’une île de sable. Il eut quelque peine d’abord à se rendre compte de ce qui lui était arrivé, puis, comme dans un rêve fiévreux, le souvenir de la catastrophe lui revint, et il se leva vivement. Sa première pensée fut pour son père et ses amis. Il regarda autour de lui, mais il ne vit pas trace humaine. Il erra le long des rives, cherchant en vain. Cette île d’une blancheur de neige s’étendait comme un enfant nouveau-né dans les bras de sa nourrice, doucement posée entre deux embranchements de la grande rivière Padma, affluent du Gange. Ramesh passa de l’autre côté de l’île, et soudain distingua quelque chose de rouge. Pressant le pas il vit alors, évanouie à terre, une jeune femme vêtue d’écarlate, comme une nouvelle mariée.

Il avait appris à ramener à la vie les noyés. Longtemps il persévéra dans ses efforts pour essayer de ranimer la respiration par des mouvements rythmiques des bras. À la fin, la pauvre créature poussa un soupir et ouvrit les yeux.

Ramesh était complètement épuisé, et pendant quelques minutes il ne put trouver l’énergie nécessaire pour questionner l’infortunée. Elle n’avait pas repris connaissance complètement, car à peine ses yeux se furent-ils ouverts qu’ils se refermèrent. En l’écoutant respirer, Ramesh put cependant constater que le cœur battait maintenant. Longtemps il resta assis à la contempler sous les pâles rayons de la lune. C’était un curieux endroit pour leur première vraie rencontre que cette île déserte, pour ainsi dire perdue entre la terre et l’eau, entre la vie et la mort.

Qui avait dit que Susila n’était pas jolie ? Le paysage tout entier était baigné de l’éclat laiteux de l’astre des nuits, et l’arc du ciel semblait n’avoir pas de limites : pourtant, toute cette magnificence de la Nature ne paraissait, aux yeux de Ramesh, que le cadre approprié à cette petite figure endormie.

Tout le reste fut oublié.