« Je suis content », se dit Ramesh, « de ne pas l’avoir regardée au milieu du brouhaha et du tumulte de la cérémonie ; jamais je n’aurais eu la chance de la voir comme à présent. Je l’ai faite mienne bien mieux en la ramenant à la vie qu’en répétant la formule du rite, car en récitant ces formules je ne l’aurais prise qu’aux yeux du monde, tandis que maintenant je l’accepte comme le don très précieux d’une Providence généreuse ! »

La jeune fille revenait à elle. Elle se mit sur son séant, ramena autour d’elle ses vêtements en désordre et tira son voile sur sa figure.

— Savez-vous ce que sont devenus ceux qui étaient dans votre barque ? – lui demanda Ramesh. Elle secoua la tête sans répondre.

— Puis-je vous laisser quelques instants, pour aller voir si je les trouve ? – reprit-il. Elle ne répondait toujours pas, mais tout son corps frissonnant disait, mieux que des paroles : « Ne me laissez pas seule ! »

Ramesh comprit cet appel muet. Se levant, il regarda autour de lui ; pas un signe de vie sur cette vaste et brillante étendue. Il appela, tous par leur nom, ses amis disparus. Personne ne lui répondit.

Voyant ses efforts inutiles, il se rassit. La rescapée avait caché sa figure dans ses mains, pour empêcher ses larmes de couler, mais sa poitrine était secouée de sanglots. Ramesh sentit que des mots de banale consolation seraient vains, et, se rapprochant d’elle, il caressa très doucement sa tête penchée et son cou. Elle ne pouvait plus retenir ses pleurs, et sa douleur éclata. Par sympathie, Ramesh se mit à pleurer aussi.

Quand la source de leurs larmes fut tarie, la lune s’était couchée. Dans les ténèbres, la morne étendue était comme un rêve sinistre ; le blanc désert de sable apparaissait spectral. Ici et là la rivière scintillait sous la faible clarté des étoiles, comme eussent scintillé les glauques écailles d’un serpent monstrueux.

Ramesh prit la main de l’enfant, une douce, une tendre petite main que la terreur glaçait, et il attira le jeune corps. Heureuse de ne pas se sentir seule, elle ne fit aucune résistance. En cette nuit insondable elle trouvait dans la chaleur palpitante du cœur de Ramesh le refuge consolateur. L’heure n’était guère aux simagrées, et, confiante, elle se blottit dans les bras qui s’ouvraient pour elle.

L’étoile du matin s’éteignit à son tour, et sur l’eau grise de la rivière on vit le ciel pâlir à l’est, puis s’embraser. Étendu sur le sable Ramesh dormait profondément, ainsi que la jeune fille dont la tête s’appuyait sur son bras. Le soleil matinal dora leurs paupières closes et les éveilla. Pendant un moment ils regardèrent autour d’eux avec surprise, puis ils se rendirent compte qu’ils étaient des naufragés, bien, bien loin de leur foyer.

CHAPITRE IV

En peu de temps la rivière se montra toute tachetée des voiles blanches des bateaux de pêche. Ramesh héla une de ces embarcations, et avec l’aide des pêcheurs il parvint à louer une grande barque afin de reprendre le chemin de la maison. Avant de partir, il pria la police de l’endroit le plus proche de faire d’actives recherches, en vue de retrouver leurs compagnons.

Lorsqu’on s’arrêta au premier village sur le fleuve, il apprit qu’on avait retiré le corps de son père, de sa belle-mère et de plusieurs de ses parents. Quelques bateliers avaient peut-être survécu, mais certainement tous les passagers avaient péri.

La vieille grand-mère de Ramesh était restée chez elle. Elle accueillit le jeune couple avec force lamentations, et il y eut des pleurs et des gémissements dans tous les foyers qui avaient envoyé aux noces l’un ou l’autre de leurs membres. C’est dire qu’on se dispensa de cris de joie et de musique pour recevoir la nouvelle venue. Personne ne l’invita, et il parut bientôt que même sa vue terrifiait tout le monde.

Ramesh avait décidé de s’en aller sitôt après les funérailles, mais il dut rester quelque temps pour mettre de l’ordre dans les affaires de son père. Ensuite, ce furent les dames de sa famille que le désastre mettait en deuil qui le prièrent de bien vouloir organiser pour elles un pèlerinage.

Aux heures de répit, il n’était pas indifférent aux charmes de celle que le sort lui avait donnée, et en dépit des bavardages des commères du village, et bien que ses livres de jeune bachelier ne l’aidassent guère à trouver les mots d’amour qu’il lui fallait pour la courtiser, il ne s’en importunait guère, car il sentait qu’il aimait et que son âme d’érudit s’attachait à cette jeune personne faite de tant de grâces.

En imagination il la voyait déjà comme sa future collaboratrice. Des visions d’elle le hantaient, fiancée, maîtresse adorée, chaste mère de ses enfants, toutes défilaient devant ses yeux songeurs. Comme un peintre enchâsse au fond de son cœur l’image parfaite de la bien-aimée, comme un poète chante l’unique dans son poème, tous deux jetant le reflet de leur talent et de leur dévotion dans leur œuvre, ainsi Ramesh sertissait en rêve cette petite fille de tous les dons, et toute la joie de son cœur chantait le bonheur et la prospérité de sa demeure.

CHAPITRE V

Il fallut presque trois mois à Ramesh pour régler toutes choses. Quelques voisins s’étaient décidés à faire des avances à la jeune femme, et le nœud de l’affection se resserrait chaque jour entre elle et son époux.

Le jeune couple avait pris l’habitude d’étendre des nattes sur le toit et d’y passer les soirées chaudes.