Depuis des semaines il n’avait point rencontré de rival à la table à thé d’Hemnalini, et la vue de ce revenant ne lui dit rien qui vaille ; mais il savait se dominer, et c’est gaiement qu’il s’écria :

— Vous voilà donc ! vous sembliez nous avoir joliment oubliés. Quand j’ai vu la façon dont votre père vous enlevait, j’ai bien compris qu’il vous garderait jusqu’à ce que vous fussiez dûment marié. Auriez-vous réussi tout de même à échapper à votre sort ?

D’un regard indigné Hemnalini l’arrêta, et Annada Babou expliqua :

— Ramesh a perdu son père.

Pour cacher sa pâleur soudaine, Ramesh avait baissé la tête. Furieuse contre Akshay, Hemnalini voulut distraire son ami :

— Je ne vous ai jamais montré mon nouvel album, Ramesh Babou, dit-elle ; et elle lui apporta un gros livre rempli de photographies, qu’elle se mit en devoir de lui expliquer, trouvant cependant un moyen de lui souffler, à voix basse :

— Tâchez de redevenir bien vite notre voisin.

— Je déménagerai lundi prochain, sans faute.

— J’aurai besoin que vous m’aidiez à préparer un peu la philosophie du second examen, expliqua-t-elle ingénument.

Et Ramesh fut ravi de cette perspective.

CHAPITRE VIII

Ramesh ne tarda pas à reprendre ses anciennes habitudes. Du malentendu, plus rien ne subsistait. Il était traité chez Annada Babou comme le fils de la maison, et n’en était guère absent.

Une longue période de travail soutenu avait donné à Hemnalini une apparence fragile, et il semblait parfois qu’un souffle de vent dût la renverser. Pendant quelque temps elle avait été extrêmement réservée et nerveuse, mais en peu de jours voici qu’elle changea de nouveau étonnamment, de physionomie autant que de manières. Ses joues se rosèrent le plus délicatement du monde, et la moindre parole la mettait en gaieté. Il y avait eu un temps durant lequel elle ne prêtait pas beaucoup d’attention à sa toilette, tenant même pour frivole ce souci ; ce qui avait tourné ses idées dernièrement, personne ne le sut jamais, parce qu’elle ne mit personne dans sa confidence.

De son côté, Ramesh n’avait guère été moins sérieux et préoccupé. Le sentiment de ses responsabilités avait toujours pesé sur son esprit. Les étoiles parcourent librement l’espace, mais l’observatoire de l’astronome a besoin d’être solidement retenu à la terre, avec tous ses instruments. De même le jeune homme avait pris racine dans ses livres, et leur philosophie l’empêchait jusqu’alors de prendre goût au tourbillon de la vie mondaine ; mais une ardeur nouvelle éclairait maintenant son attitude un peu compassée. Sans doute gardait-il quelque difficulté à trouver une réponse aux saillies spirituelles, toutefois il savait montrer, par un éclat de rire, qu’il les appréciait enfin. Ses cheveux étaient encore vierges de pommade, mais il se présentait toujours bien habillé. Il paraissait, de toute façon, plus gai et plus expansif.

CHAPITRE IX

Calcutta manque étrangement de ces qualités que les poètes prétendent indispensables aux lieux de rencontre des amants. Les bosquets fleuris, les hauts feuillages en nef de temple et le chant du coucou y brillent surtout par leur absence, et cependant le magicien Amour ne veut pas se retirer battu, de cette ville aride et trop moderne pour être romanesque.

Ramesh et Hemnalini demeuraient dans des appartements du quartier de Kaloutola, en face d’un cordonnier et non loin d’un épicier, et le cours amoureux de leur existence s’en trouvait néanmoins aussi beau que s’ils avaient pu s’asseoir sous des berceaux romantiques. Le fait que leurs rendez-vous avaient lieu autour de la table à thé d’Annada Babou, d’où lotus et paysage argenté étaient omis, ne troublait pas Ramesh, et jamais prince de légende n’eut caressé la tête du faucon de sa bien-aimée avec plus de douceur que Ramesh n’en mettait à chatouiller le cou du chat favori d’Hemnalini. Lorsque ce personnage faisait le gros dos et se levait pour procéder à sa toilette, il semblait au jeune homme que jamais plus belle créature n’eût léché fourrure si soignée.

Durant la période des examens, Hemnalini avait abandonné toute couture. Depuis quelques jours, elle reprenait des leçons de travaux à l’aiguille. Ramesh tenait une telle occupation pour parfaitement inutile, car si tous deux aimaient à discuter littérature et s’entendaient à merveille sur ce sujet, quand ce misérable travail manuel s’imposait, le jeune homme se sentait passé à l’arrière-plan. Il s’écriait avec humeur :

— Quelle lubie vous prend de coudre tout le temps ! laissez donc cela à celles qui n’ont pas mieux à faire. Mais pour toute réponse, Hemnalini souriait et enfilait son aiguille.

Akshay remarqua un jour, sarcastique :

— Ramesh Babou méprise tout ce qui est pratique. Son Éminence est peut-être un grand philosophe et un poète, mais ses dédains et son habitude de tout trouver au-dessous de lui ne le mèneront pas loin.

Ces paroles éveillèrent Ramesh de sa somnolence ; il ceignit ses reins pour se mettre en devoir de répondre vertement. Toutefois, Hemnalini intervenait déjà :

— Pourquoi vous mettriez-vous en peine de vous défendre, Ramesh Babou ? Il y a assez de conversations vaines dans le monde comme cela… et elle se pencha pour compter ses points, et une fois de plus son aiguille courut dans la soie.

Entrant un matin dans son bureau, Ramesh trouva sur sa table de travail un buvard relié de satin tout brodé de fleurs. Dans un coin il y avait un R, dans un autre un lotus travaillé au fil d’or. Ramesh ne fut pas long à deviner qui avait fait une si jolie chose, et son cœur battit plus fort. Tout son mépris pour les aiguilles s’évanouit en un instant. Il pressa le buvard contre sa joue, puis l’ouvrit, y posa une feuille de papier, et écrivit :

Si j’étais poète je vous ferais des vers ; mais comme je suis pauvre d’esprit je ne puis qu’accepter votre don sans espoir de rien vous offrir en échange. Ce que ce cadeau représente pour moi restera un secret entre l’Omniscient et moi-même. Le cadeau est palpable aux yeux et à la main, mais ma gratitude est une chose intangible en laquelle vous devez croire cependant.