Quelqu’un tout doucement l’éventait. Mal réveillé, il attira à lui la jeune femme et marmotta :
— Dors donc, Kamala ; ne te fatigue pas à m’éventer ; – et Kamala, qui avait peur des ténèbres, se blottit contre son bras.
Quand il se réveilla, de très bonne heure, il se souleva, consterné. Kamala dormait encore. Elle lui avait passé le bras droit autour du cou. Les yeux du jeune homme se remplirent de larmes tandis qu’il regardait l’enfant qu’il n’avait pas le courage de rudoyer et qui l’enserrait si tendrement.
Avec un profond soupir il se dégagea doucement. Mais il venait, après une longue hésitation, de se décider à envoyer Kamala dans une école de jeunes filles. Dès qu’elle fut levée il lui en parla ; elle le regarda, ébahie ; mais il discourut longuement, sur les avantages de l’instruction et le plaisir de l’étude. Il aurait pu s’éviter tant de peine, car Kamala finit par lui répondre, avec simplicité :
— Très bien ; enseignez-moi ce que je dois savoir.
— Il faudra que vous alliez passer quelque temps à l’école.
— À l’école ! une grande fille comme moi…
Ramesh sourit de la pensée qu’elle se considérait comme un personnage.
— Des jeunes filles bien plus âgées que vous vont encore en classe.
Elle n’avait rien à répondre, et un jour elle se rendit en voiture, avec Ramesh, dans un immense pensionnat. Ramesh la recommanda aux soins de la directrice, et il s’apprêtait à partir quand Kamala fit un mouvement comme pour l’accompagner. Il lui demanda :
— Où allez-vous ? Il vous faut rester ici.
— N’y restez-vous pas aussi ? – fit-elle, et sa voix tremblait.
— Ce n’est pas la coutume.
— Alors je n’y resterai pas non plus, – s’écria-t-elle en lui saisissant la main, emmenez-moi !
Mais Ramesh dégagea sa main, et murmura :
— Ne faites pas la sotte, Kamala.
Kamala en perdit la parole. Sa pauvre petite figure se contracta. Le cœur meurtri Ramesh s’enfuit, mais il avait beau marcher vite, il ne pouvait oublier l’expression d’angoisse du fin visage apeuré.
CHAPITRE VII
Ramesh résolut ensuite de se faire inscrire comme avocat au tribunal d’Alipore à Calcutta ; mais il semblait avoir perdu tout enthousiasme, et ne travaillait pas avec l’ardeur indispensable quand on veut se faire une carrière.
Il prit l’habitude de traverser le pont Hourah pour faire de longues promenades, ou d’errer dans le parc de l’Université, et il projetait une excursion vers le nord-ouest quand il reçut une lettre d’Annada Babou. Le vieux monsieur disait :
J’ai vu dans la Gazette que vous aviez passé vos examens ; j’ai regretté de ne pas l’apprendre de vous-même. Il y a longtemps que nous ne savons rien de vous. Calmez notre inquiétude en nous faisant savoir comment vous allez, et quand vous pensez revenir à Calcutta.
Il n’est pas inutile d’expliquer ici que le jeune avocat en qui Annada Babou avait vu un gendre de son goût était revenu d’Angleterre, et s’était aussitôt fiancé avec une riche jeune fille.
Ramesh doutait fort qu’après ce qui était survenu il pût renouer ses relations avec Hemnalini sur le même pied qu’auparavant. Pour le moment, dans tous les cas, il ne devait rien dire de Kamala, s’il ne voulait pas exposer la pauvre petite à des jugements cruels.
Mais il ne pouvait, sous peine d’être impoli, laisser sans réponse la lettre d’Annada Babou ; il écrivit donc :
Pardonnez-moi, je vous prie, de n’être pas encore venu vous saluer. J’en ai été empêché par diverses circonstances, indépendantes de ma volonté.
Mais il ne donnait pas sa nouvelle adresse.
Le lendemain du jour où il avait mis cette lettre à la poste, il adopta la coiffure traditionnelle des avocats et se rendit pour la première fois à son tribunal.
Peu de temps après, un jour qu’il rentrait chez lui et prenait une voiture, il entendit une voix bien connue s’écrier : « Père, voilà Ramesh Babou ! » Une voix d’homme intervint : « Arrêtez, cocher ! arrêtez ! », et une voiture s’arrêta tout près de Ramesh : Annada Babou et sa fille revenaient d’un pique-nique au Jardin Zoologique.
Pas plus tôt les yeux de Ramesh eurent-ils rencontré ceux d’Hemnalini, – Hemnalini avec sa figure douce et sereine, habillée et coiffée comme elle seule s’habillait et se coiffait, avec ses breloques et ses bracelets d’or, – que l’émotion lui serra la gorge au point de le rendre muet.
— Ainsi, voilà notre Ramesh ! s’écriait Annada Babou. Quelle chance de vous rencontrer ! Vous n’écrivez plus, ou bien quand vous le faites vous ne donnez pas d’adresse. Où allez-vous ? que faites-vous à présent ?
— Je viens du Palais.
— Eh bien, venez prendre le thé avec nous.
Le cœur de Ramesh débordait. Sans hésitation il prit place dans la voiture et, avec effort, il demanda à Hemnalini comment elle se portait. Au lieu de lui répondre, elle lui demanda :
— Pourquoi ne m’avez-vous pas fait savoir que vous aviez réussi ?
Ramesh ne trouva point d’excuse, aussi remarqua-t-il seulement :
— J’ai vu que vous aviez eu du succès aussi.
Hemnalini se mit à rire :
— Enfin, vous ne nous avez pas tout à fait oubliés, c’est déjà quelque chose.
— Où habitez-vous maintenant ? demanda Annada Babou.
— À Darjjipara.
— Et pourquoi ? Votre ancien appartement à Kaloutola n’était-il pas très convenable ?
Curieuse de savoir ce que Ramesh allait répondre, Hemnalini le regardait. Il devina ce regard et y lut un reproche :
— Aussi ai-je décidé d’y retourner, dit-il. Il se rendait compte qu’elle jugeait sévèrement son changement de domicile, et cette pensée le rendait malheureux. La jeune fille regardait la route. Ce fut lui qui rompit un silence devenu intolérable :
— Un de mes parents demeure près d’Hedoua, et je ne voulais pas m’éloigner trop de lui.
Ce n’était pas exactement un mensonge, pourtant c’était une piètre explication. Il se creusa la tête pour trouver mieux, tandis que la jeune fille continuait à fixer la poussière. À la fin, il lui demanda :
— Quelles nouvelles de Jogen ? Mais ce fut Annada Babou qui répondit :
— Il a raté ses examens et s’en est allé à la campagne pour se reposer.
Quand on fut arrivé dans la maison, les chambres, les meubles, toutes ces choses autrefois si familières s’imposèrent de nouveau à Ramesh. Il s’assit, avec un soupir dans lequel se mêlaient le soulagement et le regret.
— Je suppose que ce sont des affaires qui vous ont retenu si longtemps chez vous ? remarqua soudain Annada Babou.
— Mon père est mort… commença Ramesh.
— Que me dites-vous là ! Et comment est-il mort ?
— Il était en bateau sur la Padma ; il y a eu une tornade et il a été noyé.
De même qu’un grand vent balaye les nuages et éclaircit le ciel, ainsi cette nouvelle dissipa toute mésentente entre Hemnalini et Ramesh. Elle pensa : « J’ai mal agi envers lui ; il était accablé de chagrin, il est encore tout triste, et nous ne songions qu’à l’accuser, sans nous demander si son silence n’était pas causé par des deuils de famille », et elle fut pleine d’attentions pour le jeune homme orphelin. Il montrait peu d’appétit, et elle le pressait :
— Vous n’êtes pas bien du tout ; nous allons prendre soin de vous, dit-elle ; puis se tournant vers son père :
— Il faut qu’il dîne avec nous, ce soir…
C’est sur ces entrefaites qu’Akshay rentra en scène.
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