Un talent si exceptionnel pour faire toujours ce qu’il ne fallait pas amusait la jeune fille. L’amour a ce privilège de faire admirer même des sottises. L’affection d’une mère déborde à la vue du premier pas maladroit de son enfant, et l’extraordinaire bêtise de Ramesh, en ce qui concernait la musique, faisait les délices de son amie.

Annada Babou était, nous l’avons dit, mauvais juge en fait d’harmonie, mais il lui arrivait de dire, l’air entendu :

— Vous direz ce que vous voudrez, mais Ramesh devient très fort sur l’harmonium.

— Oui, répondait Hemnalini, il excelle aux dissonances.

— Mais non, il a fait des progrès étonnants ; soyez persuadés que s’il persévère il deviendra un fameux exécutant. Une seule chose importe, c’est de persévérer. Et du reste, une fois que vous savez vos notes, le reste vient tout seul…

Il n’y avait rien à répondre. Quand Annada Babou parlait, sa famille avait coutume de l’écouter avec respect.

CHAPITRE XI

Les vacances de « Pouja » correspondent, au Bengale, aux fêtes de Noël en Europe. Pendant une dizaine de jours tout travail est suspendu, et des réjouissances ont lieu en famille.

Presque tous les ans Annada Babou et sa fille profitaient des billets à prix réduits que les compagnies de chemins de fer émettent alors, pour s’en aller à Joubboulpore, chez le beau-frère d’Annada Babou. Le vieux monsieur tenait cette petite villégiature pour le plus vivifiant des toniques.

On était en septembre. Les vacances approchaient, nécessitant mille préparatifs. Les leçons d’harmonium allaient être interrompues, aussi Ramesh mettait-il les bouchées doubles. Un jour. Hemnalini lui dit :

— Je crois, Ramesh Babou, que vous feriez bien de changer d’air. Qu’en pensez-vous, père ?

Annada Babou opina ; Ramesh avait été déprimé par son deuil cruel ; un changement d’air ne pouvait qu’être salutaire pour une telle dépression.

Hemnalini. – Avez-vous jamais vu le Nerboudda, Ramesh Babou ?

Ramesh. – Non, je ne suis jamais allé de ces côtés.

Hemnalini. – Il faut le voir. N’est-ce pas, père ?

Annada Babou. – Certes. Et pourquoi ne viendrait-il pas avec nous ? Par la même occasion il verrait les Rochers de Marbre.

Tout le monde ne voyant qu’avantages à la chose, il en fut ainsi décidé. Il parut à Ramesh, ce jour-là, qu’il marchait sur les nuages. Pour calmer le bouillonnement de son cœur, sitôt rentré il ferma sa porte et se tourna vers son harmonium. Moins que jamais sa pensée s’embarrassa des règles pédantes de la technique, et ses doigts se mirent à galoper frénétiquement en une débauche de sons cocasses. La perspective d’une séparation l’avait plongé dans les abîmes du désespoir ; à présent, et dans l’exubérance de sa joie, il lançait aux vents tout son savoir péniblement acquis.

Il fut interrompu par un coup frappé à la porte et par une voix qui criait :

— Au nom du Ciel, arrêtez-vous, Ramesh Babou ! À quoi pouvez-vous penser de faire un tel vacarme ?

Ramesh rougit et alla ouvrir. Akshay entra et lui dit :

— N’avez-vous pas peur de vous faire condamner par votre propre tribunal si vous vous laissez aller à ce vice ?

Ramesh se mit à rire :

— J’avoue ma culpabilité, dit-il.

— Il y a une chose dont j’aimerais vous entretenir, si vous le voulez bien ; poursuivit Akshay. Se demandant ce qui allait suivre, Ramesh garda le silence.

Akshay. – Vous n’êtes sans doute pas sans vous être aperçu que je prends très à cœur l’avenir d’Hemnalini.

Ramesh ne répondit ni par oui ni par non ; il attendit une conclusion.

Akshay. – En tant qu’ami de sa famille, j’ai le droit de vous demander quelles sont vos intentions à son sujet ?

Ni les paroles ni le ton n’étaient pour plaire à Ramesh, mais il ne pouvait répondre comme il l’eût désiré. Tranquillement, il demanda :

— Quelque chose dans ma conduite vous porte-t-il à croire que ces intentions soient répréhensibles ?

— Écoutez donc, vous appartenez à une famille hindoue. C’est parce que votre père redoutait de vous voir entrer dans une famille du Brahmo qu’il vous avait obligé à rentrer chez vous, afin de vous y marier selon ses idées, cela je le sais pertinemment.

Il avait d’excellentes raisons pour le savoir, puisque c’était lui qui avait mis la puce à l’oreille du père de Ramesh…

Pendant quelques minutes, Ramesh se sentit incapable de regarder Akshay en face. Ce dernier reprit :

— Croyez-vous que la mort de votre père vous autorise à lui désobéir…

— Écoutez, Akshay Babou, interrompit Ramesh dont la patience était à bout, si sur quelqu’autre sujet vous désirez me donner votre avis je vous écouterai ; mais quant à mes rapports avec mon père, ils ne vous concernent en aucune façon.

— Soit ; laissons ce point de côté ; ce que je veux savoir, c’est si vous avez l’intention d’épouser Hemnalini, et si vous êtes en mesure de le faire ?

Ces bottes répétées exaspérèrent le placide Ramesh.