Il cria :

— Vous pouvez être l’ami d’Annada Babou, mais jamais nous n’avons été liés, vous et moi, au point que vous puissiez arguer de votre droit à discuter de tels sujets. Soyez assez bon pour en rester là.

— Si, en laissant tomber le sujet, nous pouvions faire que la question tombât aussi, il n’y aurait rien à dire en effet ; mais si vous devez continuer à jouir de la vie sans vous soucier des conséquences, alors j’ai encore mon mot à placer. Il est beau de se mettre noblement au-dessus du qu’en-dira-t-on, mais vous devriez comprendre que vous serez forcément pris à parti un jour ou l’autre, si vous jouez avec l’avenir d’une jeune fille comme Hemnalini.

— Je vous remercie de vos conseils. Mais soyez sans inquiétude, car je saurai décider sans vous, quand il en sera temps, de ce que je dois faire.

— Vous me voyez heureux de vous entendre parler ainsi, Ramesh Babou, et de comprendre que votre décision est prise et que vous n’y faillirez pas. Vous auriez pu évidemment la prendre un peu plus tôt, toutefois, je ne discuterai pas plus longtemps. Excusez-moi d’avoir interrompu vos études musicales, et reprenez-les, je vous en prie.

Akshay s’éloigna rapidement. Cependant Ramesh n’avait plus envie de retourner à son instrument. Il s’étendit sur son divan, les mains derrière la tête, laissant glisser les heures. Quand la pendule marqua cinq heures, il se leva d’un bond. Dieu seul savait quelle résolution il avait prise, mais que son devoir le plus immédiat lui enjoignait en ce moment de se rendre chez Annada Babou, voilà qui ne souffrait pas de doute.

— Êtes-vous malade ? s’exclama Hemnalini, lorsqu’elle l’aperçut.

— Ce doit être votre digestion qui se fait mal, un peu de bile ; assura Annada Babou. Essayez une de mes pilules…

Hemnalini interrompit son père en riant :

— Vous voudriez faire prendre de vos pilules à tout le monde, mais je n’ai jamais vu qu’elles fissent du bien à personne.

— Elles ne font de mal à personne dans tous les cas, et je sais par ma propre expérience quel réconfort elles ont pour moi.

— Quand vous découvrez un remède nouveau, vous croyez toujours que c’est une panacée merveilleuse.

— On ne veut jamais croire ce que je dis. Demandez plutôt à Akshay s’il ne s’est pas bien trouvé de mon traitement.

Craignant qu’Akshay ne fût appelé en témoignage, Hemnalini interrompit la conversation, mais Akshay entrait au même instant ; il lui plut de donner gratuitement son opinion, et ses premières paroles furent pour dire à Annada Babou :

— Je vous demanderai une autre de ces pilules ; elles m’ont fait un bien énorme.

Et Annada Babou jeta à sa fille un regard triomphant.

CHAPITRE XII

Annada Babou respectait trop les lois de l’hospitalité pour laisser partir Akshay sitôt qu’il eut pris sa pilule, et, de son côté, ce jeune homme ne paraissait pas autrement pressé de s’en aller. Il surveillait, du coin de son petit œil, ce que faisait Ramesh. Bien que peu observateur, celui-ci ne put s’empêcher de sentir cette désapprobation muette, et il en fut troublé.

Hemnalini était toute heureuse de partir sous peu pour Joubboulpore. Elle voulait discuter divers plans avec Ramesh, et il y avait une liste des livres à emporter sur laquelle il fallait enfin s’entendre. Malheureusement, et contrairement à sa promesse, Ramesh était arrivé tard, l’air absent. La joie d’Hemnalini en fut diminuée ; elle s’était donné beaucoup de peine pour être prête de bonne heure afin de causer seule avec lui avant la venue d’Akshay ou de tout autre importun, et elle lui en voulait de ne s’être même pas excusé de son retard.

Jamais servir le thé ne lui avait paru plus ennuyeux ; en vain elle essaya de tirer Ramesh de ses songes ; aussi, après le goûter, elle prit quelques livres sur une table et fit mine de les emporter ; ce mouvement tira Ramesh de sa torpeur, et d’un bond il fut à son côté :

— Où portez-vous tout cela ? N’est-ce pas aujourd’hui que nous devions choisir ce que…

Les lèvres de la jeune fille tremblaient, et ce fut difficilement qu’elle retint ses larmes :

— Il n’importe ; nous n’avons plus le temps aujourd’hui… et courant à sa chambre, elle jeta sa charge sur le parquet.

Son départ ne fit qu’accroître le malaise de Ramesh. Akshay riait sous cape, et remarqua :

— Vous n’avez pas l’air trop en train aujourd’hui ?

Sa victime murmura vaguement quelques mots que personne ne comprit. Cependant Annada Babou avait dressé l’oreille, en entendant cette allusion à la santé du jeune homme.

— C’est justement ce que je me disais quand il est entré, fit-il.

— Les gens de son espèce, continua Akshay avec impudence, trouvent ridicule de prêter attention à leurs maux. Ils ne vivent que dans les pures régions de l’esprit, et ils estiment que s’ils souffrent d’une mauvaise digestion, c’est faillir à toute délicatesse que d’en chercher la cause.

Laborieusement, Annada Babou entreprit de démontrer que bien digérer était aussi nécessaire pour un philosophe que pour n’importe qui. Ramesh était assis entre eux, supportant en silence mille tortures. Akshay conclut :

— L’avis que je vous donne, c’est d’avaler une des pilules d’Annada Babou et de vous retirer de bonne heure.

— J’ai, répondit Ramesh, quelque chose à dire à Annada Babou, et je n’attends que le moment de pouvoir le faire.

— Que diable ! fit Akshay en se levant, vous auriez pu le dire plus tôt. – Et il s’éclipsa.

Ramesh fixa le bout de ses souliers et commença :

— Je me sens extrêmement privilégié, Annada Babou, de pouvoir ainsi fréquenter votre maison, où je suis traité comme l’un des vôtres. Je ne puis vous dire à quel point je vous en suis reconnaissant.

— Mais tout cela va de soi ; repartit le vieillard, vous êtes l’ami de Jogen, et il est trop naturel que nous vous regardions comme son frère.

Ramesh s’était, si l’on peut dire, levé pour entrer dans la danse, mais il ne savait plus sur quel pied partir. Annada Babou voulut lui aplanir la voie :

— En fait, Ramesh, c’est nous qui devons nous estimer heureux de voir un garçon comme vous venir chez nous.

Pourtant même cet encouragement fut impuissant à donner de l’élan à Ramesh. Annada Babou poursuivit donc :

— Vous voyez, on commence à causer ; lorsqu’une jeune fille atteint l’âge du mariage, elle doit faire très attention au choix qu’elle fait de ses amis ; mais je dis aux bavards : « J’ai une confiance absolue en Ramesh ; il n’est pas de ces jeunes gens qui vous manqueraient en quoi que ce soit ».

— Vous me connaissez, Annada Babou ; si vous croyez que je puis faire un bon mari pour Hemnalini…

— À vrai dire, je l’avais déjà décidé, et si je ne vous en ai rien dit plus tôt, c’est à cause de votre deuil ; mais à présent, il n’y a plus aucune raison de remettre, mon garçon. Il faut arrêter les langues au plus tôt ; n’êtes-vous pas de mon avis ?

— Comme il vous plaira. Mais naturellement, l’avis de votre fille…

— Je crois que je le connais assez bien. Nous reparlerons de tout cela demain, et nous prendrons les arrangements définitifs.

— Oui ; j’ai peur de vous avoir fait veiller bien tard, et, pour le moment, il vaut mieux que je vous quitte.

— Une minute seulement : je pense qu’il serait préférable de célébrer le mariage avant notre départ pour Joubboulpore.

— Mais nous sommes sur notre départ… !

— Nous avons encore dix jours. Vous pourriez vous marier dimanche prochain ? Ce n’est pas pour vous juguler, Ramesh, mais il faut songer à ma santé…

Ramesh acquiesça, et, ayant avalé une des pilules d’Annada Babou, il s’alla coucher.

CHAPITRE XIII

L’école de Kamala serait bientôt en vacances, mais Ramesh s’était entendu avec la directrice pour que pendant ce temps la jeune fille pût y rester.

Le lendemain de sa conversation avec Annada Babou, il alla de bon matin se promener, choisissant une allée peu fréquentée du parc de Maidan.