J’ai eu une femme. Dieu veuille avoir son âme mais quand il lui arrivait quelquefois de se rebéquer je m’élevais sur mes ergots ; je déployais mon tonnerre ; je disais, comme Dieu, que la lumière se fasse et la lumière était faite. Aussi en quatre années de temps, nous n’avons pas eu dix fois un mot, l’un plus haut que l’autre. Quel âge a votre enfant ?

MOI. – Cela ne fait rien à l’affaire.

LUI. – Quel âge a votre enfant ?

MOI. – Et que diable, laissons là mon enfant et son âge, et revenons aux maîtres qu’elle aura.

LUI. – Pardieu, je ne sache rien de si têtu qu’un philosophe. En vous suppliant très humblement, ne pourrait-on savoir de Monseigneur le philosophe, quel âge à peu près peut avoir Mademoiselle sa fille.

MOI. – Supposez-lui huit ans.

LUI. – Huit ans ! il y a quatre ans que cela devrait avoir les doigts sur les touches.

MOI. – Mais peut-être ne me soucié-je pas trop de faire entrer dans le plan de son éducation, une étude qui occupe si longtemps et qui sert si peu.

LUI. – Et que lui apprendrez-vous donc, s’il vous plaît ?

MOI. – A raisonner juste, si je puis ; chose si peu commune parmi les hommes, et plus rare encore parmi les femmes.

LUI. – Et laissez-la déraisonner, tant qu’elle voudra. Pourvu qu’elle soit jolie, amusante et coquette.

MOI. – Puisque la nature a été assez ingrate envers elle pour lui donner une organisation délicate, avec une âme sensible, et l’exposer aux mêmes peines de la vie que si elle avait une organisation forte, et un cœur de bronze, je lui apprendrai, si je puis, à les supporter avec courage.

LUI. – Et laissez-la pleurer, souffrir, minauder, avoir des nerfs agacés, comme les autres ; pourvu qu’elle soit jolie, amusante et coquette. Quoi, point de danse ?

MOI. – Pas plus qu’il n’en faut pour faire une révérence, avoir un maintien décent, se bien présenter, et savoir marcher.

LUI. – Point de chant ?

MOI. – Pas plus qu’il n’en faut, pour bien prononcer.

LUI. – Point de musique ?

MOI. – S’il y avait un bon maître d’harmonie, je la lui confierais volontiers, deux heures par jour, pendant un ou deux ans ; pas davantage.

LUI. – Et à la place des choses essentielles que vous supprimez…

MOI. – Je mets de la grammaire, de la fable, de l’histoire, de la géographie, un peu de dessin, et beaucoup de morale.

LUI. – Combien il me serait facile de vous prouver l’inutilité de toutes ces connaissances-là, dans un monde tel que le nôtre ; que dis-je, l’inutilité, peut-être le danger. Mais je m’en tiendrai pour ce moment à une question, ne lui faudrait-il pas un ou deux maîtres ?

MOI. – Sans doute.

LUI. – Ah, nous y revoilà.