Le Pain de Ménage

img1.webp

www.3vaisseaux.fr

présente

LE PAIN DE MENAGE
lever de rideau de Jules Renard

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce livre électronique vous est proposé gratuitement

par l’association « et trois sont les vaisseaux… ».

Vous êtes autorisé à redistribuer gratuitement ce fichier,

mais pas à le vendre, à l’échanger, ou le modifier.

 

 

À TRISTAN BERNARD,
Souvenir de notre affectueuse entente.

Un salon de campagne, fenêtres sur jardin, porte à droite et à gauche.

PIERRE, MARTHE.

Pierre se promène d'une fenêtre à l'autre. Marthe est assise près d'une table à thé. Elle a la figure étonnée et rieuse d'une femme qui ne veut pas croire ce qu'on vient de lui dire.

MARTHE : Comment ! Depuis que vous êtes marié, vous n'avez jamais eu de maîtresses ?

PIERRE : Jamais.

MARTHE : Vous pouvez bien me le dire, puisque nous causons librement. N'ayez pas peur qu'on vous entente !... (Elle désigne un des côtés du chalet.) Votre femme veille près de sa petite fille qui était toute grognon au dîner; elle craint une mauvaise nuit, mais ce ne sera rien.

PIERRE : Je l'espère.

MARTHE : Les dents, peut-être ?

PIERRE : Sans doute, je ne sais pas.

MARTHE : Chère petite ! Sa maman ne la quitterait pas pour vous surprendre aux pieds d'une autre femme. Allons, dites-le-moi.

PIERRE : Je vous le dis: jamais.

MARTHE : vous ne me le diriez pas.

PIERRE : Je vous le dirais, pour me faire valoir.

MARTHE : Au moins, vous avez eu des tentations ?

PIERRE : Non !... Ah ! si, une.

MARTHE : Dites ?

PIERRE : Je me rappelle qu'un jour, dans la rue, à je ne sais quel passage de princes exotiques, j'ai bousculé une jeune dame pas mal, très bien, ma foi, qui a daigné sourire à mes excuses. Il y avait tant de monde, sans compter un kiosque de journaux qui ne voulait pas se déranger, qu'elle ne voyait rien, ni moi non plus. Nous nous sommes mis à l'écart. Comme je lui débitais des galanteries vagues, elle m'a donné son adresse exacte et elle m'a invité à lui faire une visite. Je ne l'ai pas faite. J'ai envoyé à ma place une boîte à gants, vide.

MARTHE : Pourquoi vide ?

PIERRE : Parce que ça coûte moins cher.

MARTHE : C'était si peu de chose, votre dame ?

PIERRE : C'est ce que j'ai de plus mondain à vous offrir. Le reste ne vaut pas un aveu.

MARTHE : Si, si, ça m'intéresse, je raffole de ces confidences.

PIERRE : Je me rappelle qu'une autre fois... Oh ! non...

MARTHE : Si, si !

PIERRE :... Je regardais une petite bonne qui venait d'entrer à la maison. Elle essuyait les meubles de mon cabinet de travail avec une application sournoise. Elle rôdait d'un pied de table à un bâton de chaise. Il faisait lourd, orageux. Elle reluisait comme une tartine. Elle m'agaçait. Brusquement... vous me faites rougir... je l'ai embrassée un bon coup.

MARTHE : Quelle horreur ! Sur la joue ?

PIERRE : Je ne sais pas, au juger, sans voir. Et je me suis sauvé.

MARTHE : Oh ! le lâche !

PIERRE : Lâche et méchant, car au premier prétexte je l'ai fait flanquer à la porte. Je ne sais pas si elle a compris quelque chose à son aventure.

MARTHE : Elle aurait dû demander des explications à votre femme. Et une autre fois ?

PIERRE : C'est tout. Ah ! dame ! ce n'est pas riche. Ayez pitié d'un pauvre homme. Il y a des maris fidèles. J'en suis un.

MARTHE : Vous croyez à la fidélité des hommes ?

PIERRE : Je crois à la mienne, je suis bien forcé.