Le Passage du canyon

“L’Ouest, le vrai”

série dirigée et présentée par Bertrand Tavernier

 

L’histoire de l’Ouest américain et de sa conquête a suscité la plupart des grands mythes fondateurs de l’imaginaire américain et inspiré des milliers de films d’un genre fameux – le western – qui célèbrent les vastes espaces et la présence de “La Frontière”, font revivre les affrontements entre les Blancs et les “Sauvages” (avec leurs déclinaisons religieuses, raciales, génocidaires), entre la Loi et l’Ordre, l’Individu et la Collectivité. Ajoutons à cela une guerre civile d’une rare sauvagerie dont l’Amérique paie encore les conséquences…

Nombre de ces films qui sont de purs chefs-d’œuvre ont pour origine des romans non moins excellents. Mais la plupart furent ignorés, méprisés par les critiques de cinéma, et rarement publiés en français.

La série “L’Ouest, le vrai” veut faire redécouvrir ces auteurs aujourd’hui oubliés ou méconnus (du moins en France), dans des traductions inédites.

Tout à la fois films et livres, j’ai choisi ces romans pour l’originalité avec laquelle ils racontent cette époque, pour leur fidélité aux événements historiques, pour leurs personnages attachants, le suspense qu’ils créent… mais aussi pour leur art d’évoquer des paysages si divers dont leurs auteurs sont amoureux : Dakota, Oregon, Texas, Arizona, Utah, Montana… L’Ouest, le vrai, quel irrésistible dépaysement !

 

B. T.

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

 

Oregon, 1850. Quand Logan Stuart, aventurier et homme d’affaires, arrive à Jacksonville, il découvre une bourgade sur laquelle plane la menace des Indiens… mais aussi les rivalités qui opposent prospecteurs, paysans et autres émigrants. Logan va se trouver au cœur de tous ces conflits.

Une bagarre qui éclate, un joueur qui est prêt à tuer pour dissimuler ses dettes, des rumeurs qui courent, des colons soudainement massacrés, et voilà que toute une société animée par la passion de l’argent ou du jeu, l’amitié profonde ou l’amour caché, est sur le point d’exploser.

Le Passage du canyon, histoire d’aventures et d’amour, séduit autant par la force de ses personnages, notamment féminins, et par sa véracité quasi documentaire que par sa perception des différentes formes de capitalisme, à l’origine de tensions et d’affrontements.

Haycox, non content de s’illustrer dans un genre qu’il maîtrise parfaitement, explore aussi l’envers des hommes et des femmes complexes de Jacksonville qui, tous autant qu’ils sont, choisissent leur propre voie dans les paysages grandioses de l’Ouest américain.

ERNEST HAYCOX

 

Auteur d’une trentaine de romans et d’environ trois cents nouvelles, Ernest Haycox (1899-1950) est un célèbre écrivain et scénariste de western. Parmi ses admirateurs figurent Gertrude Stein et Ernest Hemingway, à qui l’on attribue cette phrase : “J’ai lu le journal chaque fois qu’il publiait un feuilleton de Haycox.” Son œuvre est à l’origine de huit adaptations cinématographiques, dont La Chevauchée fantastique, Les clairons sonnent la charge (adaptation du roman Des clairons dans l’après-midi, Actes Sud, 2013) et Le Passage du canyon, film de Jacques Tourneur de 1946 basé sur le présent ouvrage. En 2005, le prestigieux jury des Western Writers faisait de Haycox l’un des vingt-quatre meilleurs auteurs de l’Ouest du XXe siècle.

 

DU MÊME AUTEUR

 

ADIEU À HOLLYWOOD, Collection Intimité, 1955.

DES CAVALIERS DANS LA NUIT, Librairie des Champs-Élysées, 1974.

DES CLAIRONS DANS L’APRÈS-MIDI, Actes Sud, 2013.

 

Photographie de couverture : DR

 

Titre original :

Canyon Passage

© Ernest Haycox, 1945.
Renouvelé en 1972 par Jill Marie Haycox.

 

© ACTES SUD, 2015

pour la traduction française

ISBN 978-2-330-05257-7

 

ERNEST HAYCOX

 

 

Le Passage du canyon

 

 

roman traduit de l’américain

par Jean Esch

 

 

Postface de Bertrand Tavernier

 

 

ACTES SUD

1

 

À L’HÔTEL AMERICAN EXCHANGE

 

Dès qu’il fut arrivé à Portland, Logan Stuart laissa son cheval à l’écurie d’Oak Street et rebroussa chemin dans Front Street en direction du bureau de messagerie exprès. Un vent violent du sud-ouest faisait rouler des nuages noirs au-dessus de la ville et les gouttes gonflées d’une pluie cinglante formaient un écran argenté et oblique autour de lui, ridant la boue liquide des rues et exécutant une danse cristalline sur les toits brillants. Les trottoirs de planches aux intersections étaient à moitié immergés et s’enfonçaient sous son poids. À 14 heures, un jour comme celui-ci, les lampes à pétrole scintillaient déjà à travers les carreaux ruisselants, et l’odeur qui émanait des saloons devant lesquels il passait était un mélange chaud et puissant de tabac, de whisky et de vêtements de laine trempés.

Trois ou quatre navires à voile étaient amarrés à quai, on apercevait leurs espars nus au-dessus de la rangée de maisons à charpentes de bois de Front Street. Dans la direction opposée, au-delà de la Septième Rue, la grande forêt de sapins dessinait un demi-cercle noir qui acculait les mille habitants de Portland contre le fleuve. Des enseignes de commerçants grinçaient sur leurs supports en fer. Une puissante odeur âpre, celle des imposantes collines boisées et des vallées adoucie par la pluie, assaillit Logan Stuart, et quand il pénétra dans le bureau de la messagerie exprès, il vit une silhouette râblée, floue dans ce crépuscule agité, jaillir de la porte de saloon, devant lui. Au même moment, un haquet tiré par quatre chevaux remontait Front Street. Les grandes roues du véhicule s’enfoncèrent jusqu’aux moyeux, et les jurons du conducteur, lancés avec vigueur, se perdirent immédiatement dans la tempête.

Le bureau était chaud et calme une fois que la porte se fut refermée derrière Logan Stuart. Il déposa ses sacoches de selle sur le comptoir et regarda un jeune homme à l’air flegmatique se lever pour venir vers lui. Ce jeune homme, Cornelius van Houten, portait des lunettes à monture d’acier dans lesquelles s’épanouissait la lumière jaune de la pièce.

— Sale temps, dit van Houten. Et à Jacksonville ?

— C’est animé, répondit Stuart.

Il ouvrit les sacoches pour déposer sur le comptoir une douzaine de petits sacs remplis à craquer de pépites et de poussière d’or. Fermés par une ficelle, ils ressemblaient à de gros saucissons.

— Je crédite le compte ? demanda van Houten.

— Non, je vais rapporter des espèces. On manque de liquide aux placers. À quelle heure vous ouvrez demain matin ?

— Demain, c’est dimanche.

— Mettez l’argent dans mes sacoches. Je passerai les prendre ce soir avant la fermeture et je les laisserai dans ma chambre d’hôtel.

— Vous devez en avoir pour sept mille dollars là-dedans… C’est pas une babiole qu’on peut laisser dans une chambre d’hôtel.

— Cornelius, répondit Stuart avec un sourire qui brisa la réserve brutale de son visage, l’or, ce n’est que du gravier jaune.

— Ah, fit van Houten, pour exprimer sa divergence de manière aimable, mais la couleur jaune change tout.

— Le beurre aussi est jaune, et on peut l’étaler sur du pain. Vous avez déjà essayé avec de l’or ?

— Pour un homme d’affaires, vous avez de drôles d’idées. Si j’étais banquier, comme je le serai un jour, je penserais que vous n’avez pas toute votre tête, et je ne vous prêterais pas un sou.

— Un homme a le droit de choisir ses dieux, Cornelius. Quels sont les vôtres ?

— Hein ? dit van Houten.

Logan Stuart retourna affronter le temps de chien. La pluie avait redoublé, à tel point que les maisons de l’autre côté de la rue apparaissaient à moitié floues à travers le déluge scintillant, et les avant-toits gorgés d’eau déversaient des cascades noueuses qui éclaboussaient le trottoir. Au milieu de la rue, un homme dont les épais favoris trempés étaient plaqués sur les bajoues, juché sur une souche, regardait la boue jaune couler lentement autour de lui. Stuart pénétra dans une boutique au coin d’Adler Street où il s’acheta des vêtements secs et fit quelques emplettes pour la famille Dance qui vivait sur la route Oregon-Californie, après quoi il emprunta une étroite passerelle qui traversait Front Street et entra chez le barbier, près de l’hôtel American Exchange.

Là, il prit un bain, se fit raser et couper les cheveux ; après quoi, un cigare odorant entre les lèvres, il se rendit à l’American Exchange, demanda une chambre et y monta. Il étendit ses vêtements mouillés sur une chaise, fit le tour de la pièce d’un pas agité et s’arrêta devant l’une des deux fenêtres pour observer la rue battue par la tempête. Au-dessus de lui, le sommet du toit de l’hôtel émettait un son d’orgue sourd sous les assauts du vent.

Une épaule appuyée contre l’encadrement de la fenêtre, il demeura immobile un instant, ce qui ne lui ressemblait pas.