C’était un homme constitué d’éléments disjoints, bruts et durables, comme une machine faite pour résister aux chocs. Il n’y avait ni finesse ni douceur en lui. Sa grande bouche était expressive seulement quand il souriait et son nez épais enflait un peu au bout pour accueillir de larges narines. Ses cheveux d’un noir profond reposaient en mèches épaisses sur sa tête ; ses yeux d’un gris perçant étaient enfoncés dans leurs orbites, et tout cela composait un visage qui, au repos, offrait un mélange de tristesse et de caractère solide. Il n’y avait que lorsqu’il s’éclairait que ce visage laissait entrevoir son côté irréfléchi. Il mesurait environ 1 m 80, il avait de longs bras, de grosses cuisses et un torse plus large qu’épais. Une cicatrice en forme d’hameçon s’accrochait au coin de sa bouche, souvenir d’un combat à coups de poing qu’il avait livré avec ferveur quand il était plus jeune. Aujourd’hui, à vingt-huit ans, il se contrôlait davantage.

Ne pouvant pas rester immobile très longtemps, il tourna subitement le dos à la fenêtre, quitta la chambre et descendit au saloon, qui jouxtait le hall de l’American Exchange.

Henry McLane l’aperçut aussitôt et lui fit signe de venir boire un verre.

— Histoire de lutter contre le froid, dit-il. Alors, comment ça se passe dans les mines ?

— Ça va bon train, répondit Logan Stuart.

Il entendit le sifflement rauque d’un bateau à vapeur sur le fleuve : sans doute le Belle qui revenait des Cascades. Il se fit une place au comptoir bondé, à côté de Henry McLane, qui ôta son haut-de-forme et tapa dessus comme sur un tambour pour attirer l’attention du barman. À 17 heures, il ne restait plus aucune lumière naturelle dans ce monde englouti.

— Que vont faire les Indiens cette année ? demanda Henry McLane.

— Pour l’instant, c’est calme et incertain.

Avec ce sale temps, le bar était plein à craquer, enfumé et joyeux. Portland était une petite ville récente, située sur la côte nord-ouest peu exploitée, c’était donc principalement une ville de célibataires venus ici pour tenter leur chance dans les affaires, et le bar de l’American Exchange leur servait à la fois de club et de lieu de rendez-vous commercial. On trouvait là tous les personnages typiques d’une terre nouvelle : le capitaine de bateau avec ses aimables favoris et ses yeux froids, le fermier crotté par les routes boueuses de l’arrière-pays, l’émigrant aux manières brusques, directes et chaleureuses, dont l’accent évoquait les profondes étendues boisées de l’Oregon et les immenses plaines dégagées, et l’homme de la Nouvelle-Angleterre, malin et calme, venu ici avant tout pour les avantages commerciaux qu’offrait une terre nouvelle, avec l’intention de s’en emparer et de faire fortune. On percevait l’accent de l’Est dans les conversations, teinté d’Iowa et d’un peu de Missouri, mélangé à la douceur de la Virginie.

— Logan, dit Henry McLane, j’ai un lot de marchandises apportées par le brick Alice, à livrer à Clay et King à Jacksonville. Je vais les transporter à bord du Canemah jusqu’à Salem. Ça t’intéresse d’acheminer la marchandise ensuite ? De la quincaillerie, quelques rouleaux de tissu, des seaux, des plats en fer, de la corde.

— Ça représente combien de mules ?

— Une vingtaine, je suppose. Quel est ton tarif ?

— Trois dollars par mule et par jour.

McLane réfléchit un instant, puis hocha la tête.

— C’est correct. Je serai à Salem le 20 de ce mois.

Le marché ayant été conclu, Logan Stuart paya la seconde tournée, après quoi McLane s’excusa :

— Il faut que j’aille voir si George Miller peut transporter un chargement de fenêtres jusqu’à Gales Creek.

— Des fenêtres ? Avec des vitres ?

— On devient civilisés, répondit McLane et il alla intercepter un homme qui portait des bottes crottées, une toque en fourrure et un immense manteau de l’armée.

— George ! cria-t-il dans le désordre incessant du saloon. George !

Logan Stuart se fraya un chemin au milieu de la foule et contourna un groupe d’hommes plongés dans leurs souvenirs d’émigrants. Cinq hommes d’affaires parmi les plus importants de Portland, assis à une table de poker, se livraient à quelques conjectures commerciales. Tout près de là, un capitaine de bateau se disputait avec un autre homme.

— Le bois se vend à prix d’or à San Francisco, vous allez faire de jolis bénéfices. Il faut que les autres puissent en faire un peu, eux aussi. Arrêtez de discuter le prix du transport, mon ami, ou sinon je repars sur mon lest.

En quittant le saloon, Logan Stuart remarqua que Henry McLane était retourné au comptoir pour sceller un autre accord.

Il se dirigea vers la réception de l’hôtel.

— Mlle Lucy Overmire est arrivée ?

— Chambre 10, répondit l’employé. Elle vient de débarquer du bateau des Cascades. Elle a demandé après un certain George Camrose.

Stuart monta un escalier dont l’épais tapis rouge était taché par la boue fraîche. Il tourna dans le couloir et s’arrêta un instant devant la porte, visualisant le visage qui se trouvait derrière avec un intérêt naissant. Il frappa et entendit sa voix murmurer :

— Entre, George.

Elle se tenait au centre de la pièce quand il ouvrit la porte, et elle souriait. Mais ce sourire était destiné à Camrose et Stuart vit ce sourire changer de nature. Quelque chose disparut, il n’aurait su dire quoi, et quelque chose d’autre le remplaça, sans qu’il puisse dire ce que c’était, là encore.

— George savait que je devais venir en ville et il m’a demandé de te ramener chez toi. Il a dû partir subitement vers Crescent City.

— Ça ne t’embête pas de m’avoir sur les bras, Logan ?

De manière totalement inattendue, elle laissa échapper un petit rire débridé.

— C’était une question idiote, dit-elle. Ça ne t’embête pas d’avoir des femmes sur les bras.

— Qui m’a fait cette réputation ?

— La rumeur.

— Une rumeur colportée par George Camrose. Cet homme bâtit sa fidélité à mes dépens. As-tu des vêtements chauds ? Nous partirons avant l’aube et le temps est pourri.

— Je m’en fiche, dit-elle et elle l’observa avec un reste de sourire aux coins des lèvres.

Il y avait une lueur interrogative dans ses yeux et l’ombre du jugement sur son visage, et cela aussi, c’était une chose familière pour Stuart. Ils se connaissaient très bien.