Ils le savent, alors ils se tiendront tranquilles, à moins qu’un medecine man les excite ou qu’un Blanc commette un meurtre qui les mettra en rogne.

— Les deux sont possibles.

— On est assis sur un baril de poudre, dit Dance sans que cette affirmation de mauvais augure ne vienne troubler son bienêtre. En frappant vite, ils pourraient éliminer tous les colons entre Evans Creek et chez Anslem.

— Tu seras averti, dit Stuart. Ils commenceront à bouger. Ils deviendront plus téméraires quand ils réclameront à manger. Ils se montreront insolents. Ce sera le moment de se barricader.

Mme Dance, ayant achevé ses tâches, se glissa dans la chambre. Les rideaux chantèrent bruyamment sur le fil quand elle les ferma, attirant l’attention de son mari.

— Je suis ici chez moi et pas question d’en bouger.

Il demeura silencieux un instant, ses doigts trituraient ses poils de barbe. Finalement, il se leva en émettant un long bâillement et se déplaça sur le plancher en bois brut avec ses mocassins ; il adressa un sourire furtif à sa fille et disparut derrière les rideaux. Il y avait toujours chez cet homme une dose d’espièglerie qui, présentement, lui fit dire à sa femme, à voix haute :

— Ma, même les poules sont pas encore couchées.

La voix calme de sa femme sut trouver la bonne réplique :

— Tu as plus d’esprit qu’une poule, je crois.

Après avoir balayé le sol, Caroline demeura un instant au centre de la pièce, considérant le travail effectué et celui qui restait à faire. Elle prépara mentalement la journée du lendemain et ainsi, le moment venu, elle se lèverait tôt et attaquerait son labeur sans avoir besoin de s’arrêter pour réfléchir. Elle ôta son tablier et une humeur plus légère remplaça la gravité figée de son visage. Sur une étagère, elle prit un panier rond en roseau qui contenait des bas troués et du fil à repriser, puis s’assit dans le fauteuil à bascule. Au bon moment, elle s’interrompit dans sa tâche et leva la tête pour lancer à Stuart un regard qu’il ne put interpréter.

Il savait que c’était une fille très calme, toujours prête à voir les choses sous l’angle pratique ; il savait aussi qu’elle avait du caractère, de la volonté et une forte dose de confiance en soi. Mais au-delà de ça, il n’était sûr de rien. Elle était mûre sur bien des plans ; néanmoins, de temps en temps, quand il voyait la gravité quitter ses traits et une étincelle d’excitation juvénile s’allumer dans ses yeux, il se demandait où s’arrêtait cette juvénilité et où débutait la maturité. Parfois, il lui semblait que cette réserve renfermait la sagesse la plus vive, mais à d’autres moments, il songeait qu’elle cachait peut-être un grand étonnement et une forte dose de douce et chaude rêverie. Pour lui, Caroline représentait une contradiction permanente.

— Logan, demanda-t-elle, tu crois vraiment que les Indiens vont attaquer ?

— C’est toujours possible. Jusqu’à présent, ils ont causé des ennuis tous les ans.

— Ce sera bien le jour où nous n’aurons plus à nous soucier de ce problème.

— Un jour, il y aura des villes dans toute la vallée.

— Et ça ne me plaira pas, j’en suis sûre. C’est mieux maintenant.

Généralement, elle aimait que les choses restent comme elles étaient. Il y avait en elle un fort penchant conservateur. Elle se méfiait du changement et celui-ci la mettait mal à l’aise. Stuart laissa le silence se poursuivre pendant qu’il tirait sur sa pipe et gardait la jeune femme dans son esprit. Si elle l’épousait, elle le suivrait parce que c’était dans sa nature, mais aimerait-elle le genre de vie qu’il lui offrirait ? Découvrirait-elle que, même s’il lui apportait beaucoup, une chose lui manquerait ?

Caroline s’était remise à repriser et la chaleur de la pièce colorait ses joues. Il n’avait jamais remarqué qu’elle était aussi jolie, ses traits étaient plus chaleureux, plus expressifs. Soudain, elle s’arrêta de repriser pour lever les yeux vers lui de nouveau, et il vit, une fois de plus, cette trace d’excitation fugitive balayer son visage.

— Non, je n’aimerais pas ça. C’est un bel endroit ici. Mon père a construit cette maison et je veux y vivre. Je veux que tous mes enfants y grandissent. Et quand ils seront grands, si ce sont des garçons, je veux qu’ils s’installent près d’ici. Si ce sont des filles, je veux qu’elles épousent des voisins, au lieu de partir. Ce n’est pas bon de toujours bouger et d’être déraciné. J’aime me lever tôt et regarder le soleil apparaître au-dessus de la montagne. J’aime regarder la brume s’étendre sur la prairie le soir. J’aime entendre les gens au loin, leurs voix qui les précèdent lorsque tout est calme. Quand je serai morte, j’aimerais me dire que mes enfants vivent là où j’ai vécu et qu’ils voient les mêmes choses.

— L’homme que tu trouveras, dit-il, ne voudra peut-être pas rester ici.

Elle baissa les yeux sur son ouvrage.

— Je sais, murmura-t-elle. Mais au moins, c’est bon d’y penser, même si ça ne reste qu’un rêve.

— Ça te rend triste de partir ?

Elle continua à repriser, le temps de réfléchir.