Il déambulait dans les rues de Jacksonville à la manière d’un homme qui se promène dans un parc par un beau dimanche après-midi. Il lui semblait nécessaire de toujours se montrer un peu gai, un peu sardonique, sans jamais afficher toutes ses émotions cependant. De fait, il ne se dévoilait jamais totalement. Néanmoins, derrière tout cela, cet homme possédait un charme qui ligotait tous ceux qu’il choisissait d’aimer.

Une amitié ne pouvait être qu’entière, voilà pourquoi Stuart répugnait à juger George Camrose d’un œil aussi critique. Que cachait ce charme : force de caractère ou faiblesse ? Son rire était-il une manifestation humaine et généreuse ou un écho creux provenant d’un esprit sans foi véritable ? Et quelle était cette indifférence qui guidait en permanence ses paroles et son comportement, même devant Lucy, alors que sa présence et tout ce qu’elle représentait auraient dû balayer le conformisme de son existence ? S’il ne pouvait se laisser emporter dans ces moments-là, qu’est-ce qui pouvait l’arracher à son apathie ?

Telles étaient les questions que se posait Stuart tandis que le convoi descendait la piste d’un pas sûr, campait, puis repartait. Chevauchant en silence, il additionnait les petites histoires concernant Camrose qu’il avait récoltées une par une, les vagues soupçons émis par Johnny Steele, les pertes subies par Camrose au poker, son amitié avec Lestrade qui n’était pas, d’après Balance, le malade qu’il prétendait être. Le soir, accroupi devant le feu, il tirait lentement sur sa pipe et sondait Camrose avec ses questions. Enveloppé dans sa couverture, Stuart regardait briller les étoiles et parvint peu à peu à une conclusion. On ne pouvait pas juger totalement un homme, on ne pouvait jamais être sûr de ce qui était réel et immuable dans les recoins d’un cœur humain. Quant à George Camrose, même s’il y avait une part de faiblesse en lui, Lucy l’aimait, cela voulait donc dire qu’il possédait des qualités invisibles pour d’autres yeux. De toute façon, Lucy l’avait choisi, un point c’est tout.

Stuart s’enfonça de plus en plus dans le silence, jusqu’à ne plus entendre les rares paroles que Vane Blazier lui adressait durant la journée. Si un homme avait l’image d’une femme dans la tête, s’il entendait le son de sa voix du matin au soir, s’il respirait son odeur à n’importe quel moment, n’importe où, pourquoi ne se battrait-il pas pour elle ? Que valait l’indifférence de George Camrose face au désir jamais apaisé que lui inspirait Lucy ? Il se souvenait de l’amusement distrait de Camrose quand il avait embrassé Lucy et s’était reculé en haïssant George à cause de cet humour stupide, et il se demandait maintenant quelle était la profondeur de cet homme pour qu’il demeure insensible devant un tel spectacle.

Il fut ainsi enveloppé de pensées jusqu’à Canyonville. Mais soudain, alors qu’ils commençaient à traverser les montagnes, il mit fin aux spéculations et comprit quel était son rôle : c’était toujours le même. Il se remit à parler, il redevint joyeux. Zack Murrow et Vane Blazier le regardèrent avec le plus grand étonnement.

— Qu’est-ce qui te tracassait ? demanda Blazier.

— Les quarante prochaines années, dit Stuart.

— Oh, un homme peut pas voir aussi loin.

— Ce n’est pas aussi loin que tu le crois.

 

Le canyon était calme, le jeune lieutenant Bristow et ses vingt dragons campaient à Wolf Creek, en proie à l’ennui.

— C’est paisible, commenta-t-il. Mais comment savoir avec ces gens-là ? Je les sens quelque part dans les bois, en train de nous observer. C’est une race qui rumine.

Au crépuscule du quatrième soir, le convoi de mules s’arrêta chez Dance. Stuart, Blazier et Murrow prirent leurs aises à la table du dîner. Les trois garçons Dance, farouches et timides, mangèrent sans un mot, se levèrent et se réfugièrent dans l’obscurité en silence. Dance se renversa sur sa chaise pour savourer sa pipe. Mme Dance et Caroline faisaient la vaisselle.

— Le lieutenant ne sait pas quoi penser de cette période de calme, dit Stuart.

— Il se contente de faire des allers et retours à cheval et d’élargir la piste, dit Dance. Les Rogues l’entendent à des kilomètres. C’est sa manière à lui de tuer le temps, je suppose, mais si des ennuis éclatent, il va se retrouver dans une embuscade en moins de deux. Il ne connaît rien à la façon de faire des Indiens.

— Pourquoi tu ne lui expliques pas ?

— Il a un petit livre marron. Et tout ce qui ne sort pas de ce livre n’est pas vrai.

Murrow se leva de table et partit rejoindre ses couvertures au-dehors. Van Blazier lui emboîta le pas, mais s’arrêta à la porte pour se retourner vers Caroline. L’intérêt le figeait alors que la timidité le rendait muet. Il la regarda aller et venir dans la pièce et, lorsque, prenant conscience de l’attention qu’il lui portait, elle le regarda à son tour, il rougit et sortit. Dance, qui avait observé la scène, adressa un sourire en coin à sa fille. Celle-ci reprit ses corvées.

— Ben, dit Stuart, tu es à quinze kilomètres du premier voisin et aux premières loges si des ennuis éclatent.

— Bah, répondit Dance, j’ai une maison solide s’ils attaquent, et trois fils qui sauront dès le matin si un Indien s’est approché à moins de trois kilomètres d’ici. Écoute bien ce que je te dis, je crois pas un seul instant à un traité de paix avec eux. On est sur leurs terres et ils ne l’oublient pas. Quand ils viennent ici et qu’ils parlent gentiment, je sais ce que cachent leurs yeux : la haine ordinaire. Mais la force est de notre côté et ils ne peuvent pas nous battre, sauf en nous attaquant par surprise.