On peut lui appliquer justement ces paroles du maître inimitable, de La Bruyère : « Il y a dans quelques femmes une grandeur artificielle attachée au mouvement des yeux, à un air de tête, aux façons de marcher, et qui ne va pas plus loin73. »

Les considérations relatives à la courtisane peuvent, jusqu’à un certain point, s’appliquer à la comédienne ; car, elle aussi, elle est une créature d’apparat, un objet de plaisir public. Mais ici la conquête, la proie, est d’une nature plus noble, plus spirituelle. Il s’agit d’obtenir la faveur générale, non pas seulement par la pure beauté physique, mais aussi par des talents de l’ordre le plus rare. Si par un côté la comédienne touche à la courtisane, par l’autre elle confine au poète. N’oublions pas qu’en dehors de la beauté naturelle, et même de l’artificielle, il y a dans tous les êtres un idiotisme de métier, une caractéristique qui peut se traduire physiquement en laideur, mais aussi en une sorte de beauté professionnelle.

Dans cette galerie immense de la vie de Londres et de la vie de Paris, nous rencontrons les différents types de la femme errante, de la femme révoltée à tous les étages : d’abord la femme galante, dans sa première fleur, visant aux airs patriciens, fière à la fois de sa jeunesse et de son luxe, où elle met tout son génie et toute son âme, retroussant délicatement avec deux doigts un large pan du satin, de la soie ou du velours qui flotte autour d’elle, et posant en avant son pied pointu dont la chaussure trop ornée suffirait à la dénoncer, à défaut de l’emphase un peu vive de toute sa toilette ; en suivant l’échelle, nous descendons jusqu’à ces esclaves qui sont confinées dans des bouges, souvent décorés comme des cafés ; malheureuses placées sous la plus avare tutelle, et qui ne possèdent rien en propre, pas même l’excentrique parure qui sert de condiment à leur beauté.

Parmi celles-là, les unes, exemples d’une fatuité innocente et monstrueuse, portent dans leurs têtes et dans leurs regards, audacieusement levés, le bonheur évident d’exister (en vérité pourquoi ?). Parfois elles trouvent, sans les chercher, des poses d’une audace et d’une noblesse qui enchanteraient le statuaire le plus délicat, si le statuaire moderne avait le courage et l’esprit de ramasser la noblesse partout, même dans la fange ; d’autres fois elles se montrent prostrées dans des attitudes désespérées d’ennui, dans des indolences d’estaminet, d’un cynisme masculin, fumant des cigarettes pour tuer le temps, avec la résignation du fatalisme oriental ; étalées, vautrées sur des canapés, la jupe arrondie par derrière et par devant en un double éventail, ou accrochées en équilibre sur des tabourets et des chaises ; lourdes, mornes, stupides, extravagantes, avec des yeux vernis par l’eau-de-vie et des fronts bombés par l’entêtement. Nous sommes descendus jusqu’au dernier degré de la spirale, jusqu’à la femina simplex74 du satirique latin. Tantôt nous voyons se dessiner, sur le fond d’une atmosphère où l’alcool et le tabac ont mêlé leurs vapeurs, la maigreur enflammée de la phtisie ou les rondeurs de l’adiposité, cette hideuse santé de la fainéantise. Dans un chaos brumeux et doré, non soupçonné par les chastetés indigentes, s’agitent et se convulsent des nymphes macabres et des poupées vivantes dont l’œil enfantin laisse échapper une clarté sinistre ; cependant que derrière un comptoir, chargé de bouteilles de liqueurs, se prélasse une grosse mégère, dont la tête serrée dans un sale foulard qui dessine sur le mur l’ombre de ses pointes sataniques, fait penser que tout ce qui est voué au Mal est condamné à porter des cornes.

En vérité, ce n’est pas plus pour complaire au lecteur que pour le scandaliser que j’ai étalé devant ses yeux de pareilles images ; dans l’un ou l’autre cas, c’eût été lui manquer de respect. Ce qui les rend précieuses et les consacre, c’est les innombrables pensées qu’elles font naître, généralement sévères et noires. Mais si, par hasard, quelqu’un mal avisé cherchait, dans ces compositions de M. G., disséminées un peu partout, l’occasion de satisfaire une malsaine curiosité, je le préviens charitablement qu’il n’y trouvera rien de ce qui peut exister une imagination malade. Il ne rencontrera rien que le vice inévitable, c’est-à-dire le regard du démon embusqué dans les ténèbres, ou l’épaule de Messaline75 miroitant sous le gaz ; rien que l’art pur, c’est-à-dire la beauté particulière du Mal, le beau dans l’horrible. Et même, pour le redire en passant, la sensation générale qui émane de tout ce capharnaüm contient plus de tristesse que de drôlerie. Ce qui fait la beauté particulière de ces images, c’est leur fécondité morale. Elles sont grosses de suggestions, mais de suggestions cruelles, âpres, que ma plume, bien qu’accoutumée à lutter contre les représentations plastiques, n’a peut-être traduites qu’insuffisamment.

XIII

Les voitures

Ainsi se continuent, coupées par d’innombrables embranchements, ces longues galeries du high life et du low life76. Émigrons pour quelques instants vers un monde, sinon plus pur, au moins plus raffiné ; respirons des parfums, non pas plus salutaires peut-être, mais plus délicats. J’ai déjà dit que le pinceau de M. G., comme celui d’Eugène Lami, était merveilleusement propre à représenter les pompes du dandysme et l’élégance de la lionnerie. Les attitudes du riche lui sont familières ; il sait, d’un trait plus léger, avec une certitude qui n’est jamais en défaut, représenter la certitude de regard, de geste et de pose qui, chez les êtres privilégiés, est le résultat de la monotonie dans le bonheur. Dans cette série particulière de dessins se reproduisent sous mille aspects les incidents du sport, des courses, des chasses, des promenades dans les bois, les ladies orgueilleuses, les frêles misses, conduisant d’une main sûre des coursiers d’une pureté de galbe admirable, coquets, brillants, capricieux eux-mêmes comme des femmes. Car M. G. connaît non seulement le cheval général, mais s’applique aussi heureusement à exprimer la beauté personnelle des chevaux. Tantôt ce sont des haltes et, pour ainsi dire, des campements de voitures nombreuses, d’où hissés sur les coussins, sur les sièges, sur les impériales, des jeunes gens sveltes et des femmes accoutrées des costumes excentriques autorisés par la saison assistent à quelque solennité du turf qui file dans le lointain ; tantôt un cavalier galope gracieusement à côté d’une calèche découverte, et son cheval a l’air, par ses courbettes, de saluer à sa manière. La voiture emporte au grand trot, dans une allée zébrée d’ombre et de lumière, les beautés couchées comme dans une nacelle, indolentes, écoutant vaguement les galanteries qui tombent dans leur oreille et se livrant avec paresse au vent de la promenade.

La fourrure ou la mousseline leur monte jusqu’au menton et déborde comme une vague par-dessus la portière. Les domestiques sont raides et perpendiculaires, inertes et se ressemblent tous ; c’est toujours l’effigie monotone et sans relief de la servilité, ponctuelle, disciplinée ; leur caractéristique est de n’en point avoir. Au fond, le bois verdoie ou roussit, poudroie ou s’assombrit, suivant l’heure et la saison. Ses retraites se remplissent de brumes automnales, d’ombres bleues, de rayons jaunes, d’effulgences77 rosées, ou de minces éclairs qui hachent l’obscurité comme des coups de sabre.

Si les innombrables aquarelles relatives à la guerre d’Orient ne nous avaient pas montré la puissance de M. G. comme paysagiste, celles-ci suffiraient à coup sûr. Mais ici, il ne s’agit plus des terrains déchirés de Crimée, ni des rives théâtrales du Bosphore ; nous retrouvons ces paysages familiers et intimes qui font la parure circulaire d’une grande ville, et où la lumière jette des effets qu’un artiste vraiment romantique ne peut pas dédaigner.

Un autre mérite qu’il n’est pas inutile d’observer en ce lieu, c’est la connaissance remarquable du harnais et de la carrosserie. M. G. dessine et peint une voiture, et toutes les espèces de voitures, avec le même soin et la même aisance qu’un peintre de marines ayant consommé tous les genres de navires. Toute sa carrosserie est parfaitement orthodoxe ; chaque partie est à sa place et rien n’est à reprendre.