Quelquefois il est poète ; plus souvent il se rapproche du romancier ou du moraliste ; il est le peintre de la circonstance et de tout ce qu’elle suggère d’éternel. Chaque pays, pour son plaisir et pour sa gloire, a possédé quelques-uns de ces hommes-là. Dans notre époque actuelle, à Daumier et à Gavarni, les premiers noms qui se présentent à la mémoire, on peut ajouter Devéria, Maurin, Numa5, historiens des grâces interlopes de la Restauration, Wattier, Tassaert, Eugène Lami6, celui-là presque anglais à force d’amour pour les élégances aristocratiques, et même Trimolet et Traviès7, ces chroniqueurs de la pauvreté et de la petite vie.

III

L’artiste, homme du monde,
homme des foules et enfant

Je veux entretenir aujourd’hui le public d’un homme singulier, originalité si puissante et si décidée qu’elle se suffit à elle-même et ne recherche même pas l’approbation. Aucun de ses dessins n’est signé, si l’on appelle signature ces quelques lettres, faciles à contrefaire, qui figurent un nom, et que tant d’autres apposent fastueusement au bas de leurs plus insouciants croquis. Mais tous ses ouvrages sont signés de son âme éclatante, et les amateurs qui les ont vus et appréciés les reconnaîtront facilement à la description que j’en veux faire. Grand amoureux de la foule et de l’incognito, M. C. G.8 pousse l’originalité jusqu’à la modestie. M. Thackeray9, qui, comme on sait, est très curieux des choses d’art, et qui dessine lui-même les illustrations de ses romans, parla un jour de M. G. dans un petit journal de Londres. Celui-ci s’en fâcha comme d’un outrage à sa pudeur. Récemment encore, quand il apprit que je me proposais de faire une appréciation de son esprit et de son talent, il me supplia, d’une manière très impérieuse, de supprimer son nom et de ne parler de ses ouvrages que comme des ouvrages d’un anonyme. J’obéirai humblement à ce bizarre désir. Nous feindrons de croire, le lecteur et moi, que M. G. n’existe pas, et nous nous occuperons de ses dessins et de ses aquarelles, pour lesquels il professe un dédain de patricien, comme feraient des savants qui auraient à juger de précieux documents historiques, fournis par le hasard, et dont l’auteur doit rester éternellement inconnu. Et même, pour rassurer complètement ma conscience, on supposera que tout ce que j’ai à dire de sa nature, si curieusement et si mystérieusement éclatante, est plus ou moins justement suggéré par les œuvres en question ; pure hypothèse poétique, conjecture, travail d’imagination.

M. G. est vieux. Jean-Jacques10 commença, dit-on, à écrire à quarante-deux ans. Ce fut peut-être vers cet âge que M. G., obsédé par toutes les images qui remplissaient son cerveau, eut l’audace de jeter sur une feuille blanche de l’encre et des couleurs. Pour dire la vérité, il dessinait comme un barbare, comme un enfant, se fâchant contre la maladresse de ses doigts et la désobéissance de son outil. J’ai vu un grand nombre de ces barbouillages primitifs, et j’avoue que la plupart des gens qui s’y connaissent, ou prétendent s’y connaître, auraient pu, sans déshonneur, ne pas deviner le génie latent qui habitait dans ces ténébreuses ébauches. Aujourd’hui, M. G., qui a trouvé, à lui tout seul, toutes les petites ruses du métier, et qui a fait, sans conseils, sa propre éducation, est devenu un puissant maître, à sa manière, et n’a gardé de sa première ingénuité que ce qu’il en faut pour ajouter à ses riches facultés un assaisonnement inattendu. Quand il rencontre un de ces essais de son jeune âge, il le déchire ou le brûle avec une honte et une indignation des plus amusantes.

Pendant dix ans, j’ai désiré faire la connaissance de M. G., qui est, par nature, très voyageur et très cosmopolite. Je savais qu’il avait été longtemps attaché à un journal anglais illustré11, et qu’on y avait publié des gravures d’après ses croquis de voyage (Espagne, Turquie, Crimée). J’ai vu depuis lors une masse considérable de ces dessins improvisés sur les lieux même, et j’ai pu lire ainsi un compte rendu minutieux et journalier de la campagne de Crimée12, bien préférable à tout autre. Le même journal avait aussi publié, toujours sans signature, de nombreuses compositions du même auteur, d’après les ballets et les opéras nouveaux. Lorsqu’enfin je le trouvai, je vis tout d’abord que je n’avais pas affaire précisément à un artiste, mais plutôt à un homme du monde. Entendez ici, je vous prie, le mot artiste dans un sens très restreint, et le mot homme du monde dans un sens très étendu. Homme du monde, c’est-à-dire du monde entier, homme qui comprend le monde et les raisons mystérieuses et légitimes de tous ses usages ; artiste, c’est-à-dire spécialiste, homme attaché à sa palette comme le serf à la glèbe. M. G. n’aime pas être appelé artiste.