N’a-t-il pas un peu raison ? Il s’intéresse au monde entier ; il veut savoir, comprendre, apprécier tout ce qui se passe à la surface de notre sphéroïde13. L’artiste vit très peu, ou même pas du tout, dans le monde moral et politique. Celui qui habite dans le quartier Breda ignore ce qui se passe dans le faubourg Saint-Germain. Sauf deux ou trois exceptions qu’il est inutile de nommer, la plupart des artistes sont, il faut bien le dire, des brutes très adroites, de purs manœuvres, des intelligences de village, des cervelles de hameau. Leur conversation, forcément bornée à un cercle très étroit, devient très vite insupportable à l’homme du monde, au citoyen spirituel de l’univers.
Ainsi, pour entrer dans la compréhension de M. G., prenez note tout de suite de ceci : c’est que la curiosité peut être considérée comme le point de départ de son génie.
Vous souvenez-vous d’un tableau (en vérité, c’est un tableau !) écrit par la plus puissante plume de cette époque, et qui a pour titre L’Homme des foules14 ? Derrière la vitre d’un café, un convalescent,
contemplant la foule avec jouissance, se mêle, par la pensée, à toutes les pensées qui s’agitent autour de lui. Revenu récemment des ombres de la mort, il aspire avec délice tous les germes et tous les effluves de la vie ; comme il a été sur le point de tout oublier, il se souvient et veut avec ardeur se souvenir de tout. Finalement, il se précipite à travers cette foule à la recherche d’un inconnu dont la physionomie entrevue l’a, en un clin d’œil, fasciné. La curiosité est devenue une passion fatale, irrésistible !
Supposez un artiste qui serait toujours, spirituellement, à l’état du convalescent, et vous aurez la clef du caractère de M. G.
Or, la convalescence est comme un retour vers l’enfance. Le convalescent jouit au plus haut degré, comme l’enfant, de la faculté de s’intéresser vivement aux choses, même les plus triviales en apparence. Remontons, s’il se peut, par un effort rétrospectif de l’imagination, vers nos plus jeunes, nos plus matinales impressions, et nous reconnaîtrons qu’elles avaient une singulière parenté avec les impressions, si vivement colorées, que nous reçûmes plus tard à la suite d’une maladie physique, pourvu que cette maladie ait laissé pures et intactes nos facultés spirituelles. L’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce qu’on appelle l’inspiration, que la joie avec laquelle l’enfant absorbe la forme et la
couleur. J’oserai pousser plus loin ; j’affirme que l’inspiration a quelque rapport avec la congestion, et que toute pensée sublime est accompagnée d’une secousse nerveuse, plus ou moins forte, qui retentit jusque dans le cervelet. L’homme de génie a les nerfs solides ; l’enfant les a faibles. Chez l’un, la raison a pris une place considérable ; chez l’autre, la sensibilité occupe presque tout l’être. Mais le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit analytique qui lui permet d’ordonner la somme des matériaux involontairement amassée. C’est à cette curiosité profonde et joyeuse qu’il faut attribuer l’œil fixe et animalement extatique des enfants devant le nouveau, quel qu’il soit, visage ou paysage, lumière, dorure, couleurs, étoffes chatoyantes, enchantement de la beauté embellie par la toilette. Un de mes amis me disait un jour qu’étant fort petit, il assistait à la toilette de son père et qu’alors il contemplait, avec une stupeur mêlée de délice, les muscles des bras, les dégradations de couleurs de la peau nuancée de rose et de jaune, et le réseau bleuâtre des veines. Le tableau de la vie extérieure le pénétrait déjà de respect et s’emparait de son cerveau. Déjà la forme l’obsédait et le possédait. La prédestination montrait précocement le bout de son nez. La damnation était faite. Ai-je besoin de dire que cet enfant est aujourd’hui un peintre célèbre ?
Je vous priais tout à l’heure de considérer M. G. comme un éternel convalescent ; pour compléter votre conception, prenez-le aussi pour un homme-enfant, pour un homme possédant à chaque minute le génie de l’enfance, c’est-à-dire un génie pour lequel aucun aspect de la vie n’est émoussé.
Je vous ai dit que je répugnais à l’appeler un pur artiste, et qu’il se défendait lui-même de ce titre avec une modestie nuancée de pudeur aristocratique. Je le nommerais volontiers un dandy, et j’aurais pour cela quelques bonnes raisons ; car le mot dandy implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde ; mais, d’un autre côté, le dandy aspire à l’insensibilité, et c’est par là que M. G., qui est dominé, lui, par une passion insatiable, celle de voir et de sentir, se détache violemment du dandysme. Amabam amare15, disait saint Augustin. « J’aime passionnément la passion », dirait volontiers M. G. Le dandy est blasé, ou il feint de l’être, par politique et raison de caste. M. G. a horreur des gens blasés. Il possède l’art si difficile (les esprits raffinés me comprendront) d’être sincère sans ridicule. Je le décorerais bien du nom de philosophe, auquel il a droit à plus d’un titre, si son amour excessif des choses visibles, tangibles, condensées à l’état plastique, ne lui inspirait une certaine répugnance de celles qui forment le royaume impalpable du métaphysicien.
Réduisons-le donc à la condition de pur moraliste pittoresque, comme La Bruyère.
La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson.
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