Je lui dis en sanglotant : « Donne-moi une de tes fleurs. » Il me la donna. Je la mis dans ma poitrine, en souvenir de lui. J’étais très malheureux.

Pourtant, au milieu de cette grande douleur, deux choses me faisaient sourire : d’abord la pensée de monter sur un navire, puis la permission qu’on m’avait donnée d’emporter mon perroquet avec moi. Je me disais que Robinson avait quitté son île dans des conditions à peu près semblables, et cela me donnait du courage.

Enfin, le jour du départ arriva. M. Eyssette était déjà à Lyon depuis une semaine. Il avait pris les devants avec les gros meubles. Je partis donc en compagnie de Jacques, de ma mère et de la vieille Annou. Mon grand frère l’abbé ne partait pas, mais il nous accompagna jusqu’à la diligence de Beaucaire, et aussi le concierge Colombe nous accompagna. C’est lui qui marchait devant en poussant une énorme brouette chargée de malles. Derrière venait mon frère l’abbé, donnant le bras à Mme Eyssette.

Mon pauvre abbé, que je ne devais plus revoir !

La vieille Annou marchait ensuite, flanquée d’un énorme parapluie bleu et de Jacques, qui était bien content d’aller à Lyon, mais qui sanglotait tout de même... Enfin, à la queue de la colonne venait Daniel Eyssette, portant gravement la cage du perroquet et se retournant à chaque pas du côté de sa chère fabrique.

À mesure que la caravane s’éloignait, l’arbre aux grenades se haussait tant qu’il pouvait par-dessus les murs du jardin pour la voir encore une fois... Les platanes agitaient leurs branches en signe d’adieu... Daniel Eyssette, très ému, leur envoyait des baisers à tous, furtivement et du bout des doigts.

Je quittai mon île le 30 septembre 18...

 

 

II

 

Les babarottes[3]

 

Ô choses de mon enfance, quelle impression vous m’avez laissée ! Il me semble que c’est hier, ce voyage sur le Rhône. Je vois encore le bateau, ses passagers, son équipage ; j’entends le bruit des roues et le sifflet de la machine. Le capitaine s’appelait Géniès, le maître-coq Montélimart. On n’oublie pas ces choses-là.

La traversée dura trois jours. Je passai ces trois jours sur le pont, descendant au salon juste pour manger et dormir. Le reste du temps, j’allais me mettre à la pointe extrême du navire, près de l’ancre. Il y avait là une grosse cloche qu’on sonnait en entrant dans les villes : je m’asseyais à côté de cette cloche, parmi des tas de cordes ; je posais la cage du perroquet entre mes jambes et je regardais. Le Rhône était si large qu’on voyait à peine ses rives. Moi, je l’aurais voulu encore plus large, et qu’il se fût appelé : la mer ! Le ciel riait, l’onde était verte. Des grandes barques descendaient au fil de l’eau. Des mariniers, guéant le fleuve à dos de mules, passaient près de nous en chantant. Parfois, le bateau longeait quelque île bien touffue, couverte de joncs et de saules : « Oh ! une île déserte ! » me disais-je dans moi-même ; et je la dévorais des yeux...

Vers la fin du troisième jour, je crus que nous allions avoir un grain. Le ciel s’était assombri subitement ; un brouillard épais dansait sur le fleuve ; à l’avant du navire on avait allumé une grosse lanterne, et, ma foi, en présence de tous ces symptômes, je commençais à être ému... À ce moment, quelqu’un dit près de moi : « Voilà Lyon ! » En même temps la grosse cloche se mit à sonner. C’était Lyon.

Confusément, dans le brouillard, je vis des lumières briller sur l’une et sur l’autre rive ; nous passâmes sous un pont, puis sous un autre. À chaque fois l’énorme tuyau de la cheminée se courbait en deux et crachait des torrents d’une fumée noire qui faisait tousser... Sur le bateau, c’était un remue-ménage effroyable. Les passagers cherchaient leurs malles ; les matelots juraient en roulant des tonneaux dans l’ombre.