Il pleuvait...

Je me hâtai de rejoindre ma mère, Jacques et la vieille Annou qui étaient à l’autre bout du bateau, et nous voilà tous les quatre, serrés les uns contre les autres, sous le grand parapluie d’Annou, tandis que le bateau se rangeait au long des quais et que le débarquement commençait.

En vérité, si M. Eyssette n’était pas venu nous tirer de là, je crois que nous n’en serions jamais sortis. Il arriva vers nous, à tâtons, en criant : « Qui vive ! qui vive ! » À ce « qui vive ! » bien connu, nous répondîmes : « amis ! » tous les quatre à la fois avec un bonheur, un soulagement inexprimable... M. Eyssette nous embrassa lestement, prit mon frère d’une main, moi de l’autre, dit aux femmes : « Suivez-moi ! » et en route... Ah ! c’était un homme.

Nous avancions avec peine ; il faisait nuit, le pont glissait. À chaque pas, on se heurtait contre des caisses... Tout à coup, du bout du navire, une voix stridente, éplorée, arrive jusqu’à nous : « Robinson ! Robinson ! » disait la voix.

– Ah ! mon Dieu ! m’écriai-je ; et j’essayai de dégager ma main de celle de mon père ; lui, croyant que j’avais glissé, me serra plus fort.

La voix reprit, plus stridente encore, et plus éplorée : « Robinson ! mon pauvre Robinson ! » Je fis un nouvel effort pour dégager ma main. « Mon perroquet, criai-je, mon perroquet !

– Il parle donc maintenant ? dit Jacques.

S’il parlait, je crois bien ; on l’entendait d’une lieue. Dans mon trouble, je l’avais oublié là-bas, tout au bout du navire, près de l’ancre, et c’est de là qu’il m’appelait, en criant de toutes ses forces : « Robinson ! Robinson ! mon pauvre Robinson ! »

Malheureusement nous étions loin ; le capitaine criait : « Dépêchons-nous. »

– Nous viendrons le chercher demain, dit M. Eyssette, sur les bateaux, rien ne s’égare. Et là-dessus, malgré mes larmes, il m’entraîna. Pécaire ! le lendemain on l’envoya chercher et on ne le trouva pas... Jugez de mon désespoir : plus de Vendredi ! plus de perroquet ! Robinson n’était plus possible. Le moyen, d’ailleurs, avec la meilleure volonté du monde, de se forger une île déserte, à un quatrième étage, dans une maison sale et humide, rue Lanterne ?

Oh ! l’horrible maison ! Je la verrai toute ma vie : l’escalier était gluant ; la cour ressemblait à un puits ; le concierge, un cordonnier, avait son échoppe contre la pompe... C’était hideux.

Le soir de notre arrivée, la vieille Annou, en s’installant dans sa cuisine, poussa un cri de détresse :

– Les babarottes ! les babarottes !

Nous accourûmes. Quel spectacle !... La cuisine était pleine de ces vilaines bêtes ; il y en avait sur la crédence, au long des murs, dans les tiroirs, sur la cheminée, dans le buffet, partout. Sans le vouloir, on en écrasait. Pouah ! Annou en avait déjà tué beaucoup ; mais plus elle en tuait, plus il en venait. Elles arrivaient par le trou de l’évier, on boucha le trou de l’évier ; mais le lendemain soir elles revinrent par un autre endroit, on ne sait d’où. Il fallut avoir un chat exprès pour les tuer, et toutes les nuits c’était dans la cuisine une effroyable boucherie.

Les babarottes me firent haïr Lyon dès le premier soir. Le lendemain, ce fut bien pis. Il fallait prendre des habitudes nouvelles ; les heures des repas étaient changées... Les pains n’avaient pas la même forme que chez nous. On les appelait des « couronnes ». En voilà un nom !

Chez les bouchers, quand la vieille Annou demandait une carbonade[4], l’étalier lui riait au nez ; il ne savait pas ce que c’était une « carbonade », ce sauvage !... Ah ! je me suis bien ennuyé.

Le dimanche, pour nous égayer un peu, nous allions nous promener en famille sur les quais du Rhône, avec des parapluies. Instinctivement nous nous dirigions toujours vers le Midi, du côté de Perrache. « Il me semble que cela nous rapproche du pays », disait ma mère, qui languissait encore plus que moi... Ces promenades de famille étaient lugubres. M. Eyssette grondait. Jacques pleurait tout le temps, moi je me tenais toujours derrière ; je ne sais pas pourquoi, j’avais honte d’être dans la rue, sans doute parce que nous étions pauvres.

Au bout d’un mois, la vieille Annou tomba malade.