Le long des tringles pendaient force chaînes en doublé, des parures de jais, des diadèmes constellés de cailloux du Rhin, puis des colliers jouant le corail, et des broches, et des bagues, et des boutons de manchettes rehaussés de pierres fausses de toutes les couleurs…

Pauvre étalage en somme, je le reconnus d’un coup d’œil, et qui ne devait pas tenter les voleurs à la vrille.

– Entrons !… dis-je à monsieur Méchinet.

Il était moins impatient que moi, ou savait mieux contenir son impatience, car il m’arrêta par le bras en disant :

– Un instant… Je voudrais au moins entrevoir madame Monistrol.

Mais c’est en vain que, durant plus de vingt minutes encore, nous demeurâmes plantés à notre poste d’observation ; la boutique restait vide, madame Monistrol ne paraissait pas…

– Décidément, c’est assez faire le pied de grue, s’exclama enfin mon digne voisin : arrivez, monsieur Godeuil, risquons-nous…



Pour être au magasin de Monistrol, nous n’avions qu’à traverser la rue…

Ce fut fait en quatre enjambées.

Au bruit de la porte qui s’ouvrait, une petite servante de quinze à seize ans, malpropre et mal peignée, sortit de l’arrière-boutique.

– Qu’y a-t-il pour le service de ces messieurs ? demanda-t-elle.

– Madame Monistrol ?

– Elle est là, messieurs, et je vais la prévenir, parce que, voyez-vous…

Monsieur Méchinet ne lui laissa pas le loisir d’achever.

D’un geste passablement brutal, je l’avoue, il l’écarta du passage et pénétra dans l’arrière-boutique en disant :

– C’est bon, puisqu’elle est là, je vais lui parler.

Moi, je marchais sur les talons de mon digne voisin, persuadé que nous ne sortirions pas sans connaître le mot de l’énigme.

C’était une triste pièce, que cette arrière-boutique, servant tout à la fois de salon, de salle à manger et de chambre à coucher.

Le désordre y régnait, et plus encore cette incohérence qu’on remarque chez les pauvres qui s’efforcent de paraître riches.

Au fond était un lit à rideaux de damas bleu, dont les oreillers étaient garnis de dentelles, et devant la cheminée se trouvait une table tout encombrée des débris d’un déjeuner plus que modeste.

Dans un grand fauteuil, une jeune femme blonde était assise, ou plutôt gisait une jeune femme très blonde, tenant à la main une feuille de papier timbré…

C’était madame Monistrol…

Et certes, quand ils nous parlaient de sa beauté, tous les voisins étaient restés bien au-dessous de la réalité… je fus ébloui.

Seulement une circonstance me déplut : elle était en grand deuil, vêtue d’une robe de crêpe légèrement décolletée qui lui seyait merveilleusement…

C’était trop de présence d’esprit pour une si grande douleur. Il me sembla voir là l’artifice d’une comédienne revêtant d’avance le costume du rôle qu’elle doit jouer.

À notre entrée, elle se dressa, d’un mouvement de biche effarouchée, et d’une voix qui paraissait brisée par les larmes :

– Que voulez-vous, messieurs ? interrogea-t-elle.

Tout ce que j’avais observé, monsieur Méchinet l’avait remarqué comme moi.

– Madame, répondit-il durement, je suis envoyé par la justice, je suis un agent du service de la sûreté.

À cette déclaration, elle se laissa d’abord retomber sur son fauteuil avec un gémissement qui eût attendri un tigre…

Puis, tout à coup, saisie d’une sorte d’enthousiasme, l’œil brillant et la lèvre frémissante :

– Venez-vous donc pour m’arrêter !… s’écria-t-elle. Alors soyez béni… Tenez, je suis prête, emmenez-moi… Ainsi, j’irai rejoindre cet honnête homme, que vous avez arrêté hier soir… Quel que soit son sort, je veux le partager… Il est innocent, comme je le suis moi-même… n’importe !… S’il doit être victime d’une erreur de la justice humaine, ce me sera une dernière joie de mourir avec lui !…

Elle fut interrompue par un grognement sourd, qui partait d’un des angles de l’arrière-boutique.

Je regardai, et j’aperçus un chien noir, les poils hérissés et les yeux injectés de sang, qui nous montrait les dents prêt à sauter sur nous…

– Taisez-vous, Pluton ! fit madame Monistrol ; allons, allez vous coucher, ces messieurs ne me veulent pas de mal.

Lentement, et sans cesser de nous fixer d’un regard furieux, le chien se réfugia sous le lit.

– Vous avez raison de dire que nous ne vous voulons pas de mal, madame, reprit monsieur Méchinet, nous ne sommes pas venus pour vous arrêter…

Si elle entendit, il n’y parut guère.

– Déjà ce matin, poursuivit-elle, j’ai reçu ce papier que je tiens, et qui me commande de me rendre ce tantôt, à trois heures, au Palais de Justice, dans le cabinet du juge d’instruction… Que veut-on de moi, mon Dieu !… que veut-on de moi ?…

– Obtenir des éclaircissements qui démontreront, je l’espère, l’innocence de votre mari… Ainsi, madame, ne me considérez pas comme un ennemi… ce que je veux, c’est faire éclater la vérité…

Il arbora sa tabatière, y fourra précipitamment les doigts, et d’un ton solennel, que je ne lui connaissais pas :

– C’est vous dire, madame, reprit-il, de quelle importance seront vos réponses aux questions que je vais avoir l’honneur de vous adresser… Vous convient-il de me répondre franchement ?

Elle arrêta longtemps ses grands yeux bleus noyés de larmes sur mon digne voisin, et d’un ton de douloureuse résignation :

– Questionnez-moi, monsieur, dit-elle.

Pour la troisième fois, je le répète, j’étais absolument inexpérimenté. Et cependant, je souffrais de la façon dont monsieur Méchinet avait entamé cet interrogatoire.

Il trahissait, me paraissait-il, ses perplexités, et au lieu de poursuivre un but arrêté d’avance, portait ses coups au hasard.

Ah ! si on m’eût laissé faire :… Ah ! si j’avais osé !…

Lui, impénétrable, s’était assis en face de madame Monistrol.

– Vous devez savoir, madame, commença-t-il, que c’est avant-hier soir, sur les onze heures, qu’a été assassiné le sieur Pigoreau, dit Anténor, l’oncle de votre mari…

– Hélas !…

– Où était à cette heure-là monsieur Monistrol ?

– Mon Dieu !… c’est une fatalité.

Monsieur Méchinet ne sourcilla pas.

– Je vous demande, madame, insista-t-il, où votre mari a passé la soirée d’avant-hier.

Il fallut à la jeune femme du temps pour répondre, parce que les sanglots semblaient l’étouffer. Enfin, se maîtrisant :

– Avant-hier, gémit-elle, mon mari a passé la soirée hors de la maison.

– Savez-vous où il était ?

– Oh ! pour cela oui… Un de nos ouvriers, qui habite Montrouge, avait à nous livrer une parure de perles fausses et ne la livrait pas… Nous risquions de garder la commande pour compte, ce qui eût été un désastre, car nous ne sommes pas riches… C’est pourquoi, en dînant, mon mari me dit : « Je vais aller jusque chez ce gaillard-là !… » Et, en effet, sur les neuf heures, il est sorti, et même je suis allée le conduire jusqu’à l’omnibus, où il est monté devant moi, rue Richelieu…

Je respirai plus librement… Ce pouvait être un alibi, après tout.

Monsieur Méchinet eut la même pensée, et plus doucement :

– S’il en est ainsi, reprit-il, votre ouvrier pourra affirmer qu’il a vu monsieur Monistrol chez lui à onze heures…

– Hélas ! non…

– Comment !… Pourquoi ?…

– Parce qu’il était sorti… Mon mari ne l’a pas vu.

– En effet, c’est une fatalité… Mais il se peut que la concierge ait remarqué monsieur Monistrol…

– Notre ouvrier demeure dans une maison où il n’y a pas de concierge.

Ce pouvait être la vérité… C’était à coup sûr une terrible charge contre le malheureux prévenu.

– Et à quelle heure est rentré votre mari ? continua monsieur Méchinet.

– Un peu après minuit.

– Vous n’avez pas trouvé qu’il était bien longtemps absent ?

– Oh ! si… et même je lui en ai fait des reproches… Il m’a répondu pour s’excuser, qu’il avait pris par le plus long, qu’il avait flâné en chemin et qu’il s’était arrêté à un café pour boire un verre de bière…

– Quelle physionomie avait-il, en rentrant ?

– Il m’a paru contrarié, mais c’était bien naturel…

– Quels vêtements avait-il ?

– Ceux qu’il portait quand on l’a arrêté.

– Vous n’avez rien observé en lui d’extraordinaire ?

– Rien.



Debout, un peu en arrière de monsieur Méchinet, je pouvais à mon loisir observer le visage de madame Monistrol et y surprendre les plus fugitives manifestations de ses impressions.

Elle paraissait accablée d’une douleur immense, de grosses larmes roulaient le long de ses joues pâlies, et cependant il me semblait par moments découvrir au fond de ses grands yeux bleus, comme un éclair de joie.

– Serait-elle donc coupable !… pensais-je.

Et cette idée qui déjà m’était venue, se représentant plus obstinément à mon esprit, je m’avançai vivement, et d’un ton brusque :

– Mais vous, madame, demandai-je, vous, où étiez-vous, pendant cette soirée fatale, à l’heure où votre mari courait inutilement à Montrouge, à la recherche de son ouvrier ?…

Elle arrêta sur moi un long regard plein de stupeur, et doucement :

– J’étais ici, monsieur, répondit-elle ; des témoins vous l’affirmeront.

– Des témoins !…

– Oui, monsieur… Il faisait si chaud, ce soir-là, que j’eus envie de prendre une glace… mais la prendre seule m’ennuyait. J’envoyai donc ma bonne inviter deux de mes voisines, madame Dorstrich, la femme du bottier dont le magasin touche le nôtre, et madame Rivaille, la gantière d’en face… Ces deux dames acceptèrent mon invitation, et elles sont restées ici jusqu’à onze heures et demie… Interrogez-les, elles vous le diront… Au milieu des épreuves si cruelles que je subis, cette circonstance fortuite est une faveur du bon Dieu…

Était-ce bien une circonstance fortuite ?…

Voilà ce que d’un coup d’œil plus rapide que l’éclair, nous nous demandâmes, monsieur Méchinet et moi.

Quand le hasard est si intelligent que cela, quand il sert une cause avec tant d’à-propos, il est bien difficile de ne point le soupçonner d’avoir été quelque peu préparé et provoqué.

Mais le moment était mal choisi de découvrir le fond de notre pensée.

– Vous n’avez jamais été soupçonnée, vous, madame, déclara effrontément monsieur Méchinet. Le pis qu’on puisse supposer c’est que votre mari vous ait dit quelque chose du crime avant de le commettre…

– Monsieur… si vous nous connaissiez…

– Attendez… Votre commerce ne va pas très bien, nous a-t-on dit, vous étiez gênés…

– Momentanément, oui, en effet…

– Votre mari devait être malheureux et inquiet de cette situation précaire… Il devait en souffrir surtout pour vous, qu’il adore, pour vous, qui êtes jeune et belle… Pour vous, plus que pour lui, il devait désirer ardemment les jouissances du luxe et les satisfactions d’amour-propre que procure la fortune…

– Monsieur, encore une fois, mon mari est innocent…

D’un air réfléchi, monsieur Méchinet parut s’emplir le nez de tabac, puis tout à coup :

– Alors, sacrebleu ! comment expliquez-vous ses aveux !… Un innocent qui se déclare coupable au seul énoncé du crime dont il est soupçonné, c’est rare, cela, madame, c’est prodigieux !

Une fugitive rougeur monta aux joues de la jeune femme.

Pour la première fois, son regard, jusqu’alors droit et clair, se troubla et vacilla.

– Je suppose, répondit-elle d’une voix peu distincte, et avec un redoublement de larmes, je crois que mon mari, saisi d’épouvante et de stupeur, en se voyant accusé d’un si grand crime, a perdu la tête.

Monsieur Méchinet hocha la tête.

– À la grande rigueur, prononça-t-il, on pourrait admettre un délire passager… mais ce matin, après toute une longue nuit de réflexions, monsieur Monistrol persiste dans ses premiers aveux.

Était-ce vrai ? Mon digne voisin prenait-il cela sous son bonnet, ou bien, avant de venir me chercher, était-il allé prendre langue au dépôt ?

Quoi qu’il en soit, la jeune femme parut près de s’évanouir, et cachant sa tête entre ses mains, elle murmura :

– Seigneur Dieu !… Mon pauvre mari est devenu fou.

Ce n’était pas là, il s’en faut, mon opinion.

Persuadé, désormais, que j’assistais à une comédie et que le grand désespoir de cette jeune femme n’était que mensonge, je me demandais si, pour certaines raisons qui m’échappaient, elle n’avait pas déterminé le parti terrible pris par son mari, et si, lui innocent, elle ne connaissait pas le vrai coupable.

Mais monsieur Méchinet n’avait pas l’air d’un homme qui en cherche si long.

Après avoir adressé à la jeune femme quelques consolations trop banales pour l’engager en quoi que ce soit, il en était venu à lui donner à entendre qu’elle dissiperait bien des préventions en se prêtant de bonne grâce à une minutieuse perquisition de son domicile.

Cette ouverture, elle la saisit avec un empressement qui n’était pas feint.

– Cherchez, messieurs, nous dit-elle, examinez, fouillez partout… C’est un service que vous me rendrez… Et ce ne sera pas long… Nous n’avons en nom que la boutique, l’arrière-boutique où nous sommes, la chambre de notre bonne au sixième, et une petite cave… Voici les clefs de partout.

À mon vif étonnement, monsieur Méchinet accepta, et il parut se livrer aux plus exactes comme aux plus patientes investigations.

Où voulait-il en venir ?… Il ne pouvait pas n’avoir pas quelque but secret, car ces recherches, évidemment, ne devaient aboutir à rien. Dès qu’en apparence il eut terminé :

– Reste la cave à explorer, fit-il.

– Je vais vous y conduire, monsieur, dit madame Monistrol.

Et aussitôt, s’armant d’une bougie allumée, elle nous fit traverser une cour où l’arrière-boutique avait une seconde issue, et nous guida à travers un escalier fort glissant, jusqu’à une porte qu’elle nous ouvrit en nous disant :

– C’est là… entrez, messieurs.

Je commençais à comprendre.

D’un regard prompt et exercé, mon digne voisin avait examiné la cave. Elle était misérablement tenue et plus misérablement montée. Dans un coin était debout un petit tonneau de bière, et juste en face, assujettie sur des bûches, se trouvait une barrique de vin, munie d’une cannelle de bois pour tirer à même. À droite, sur des tringles de fer, étaient rangées une cinquantaine de bouteilles pleines.

Ces bouteilles, monsieur Méchinet ne les perdait pas de vue, et il trouva l’occasion de les déranger une à une.

Et ce que je vis, il le remarqua : pas une d’elles n’était cachetée de cire verte.

Donc, le bouchon ramassé par moi, et qui avait servi à garantir la pointe de l’arme du meurtrier, ne sortait pas de la cave des Monistrol.

– Décidément, fit monsieur Méchinet, en affectant un certain désappointement, je ne trouve rien… nous pouvons remonter.

C’est ce que nous fîmes, mais non dans le même ordre qu’en descendant, car au retour je marchais le premier…

Ce fut donc moi qui ouvris la porte de l’arrière-boutique, et tout aussitôt le chien des époux Monistrol se précipita sur moi en aboyant avec tant de fureur que je me jetai en arrière.

– Diable ! il est méchant votre chien ! dit monsieur Méchinet à la jeune femme.

Déjà, d’un geste de la main elle l’avait écarté.

– Non, certes, il n’est pas méchant, fit-elle ; seulement il est bon de garde… Nous sommes bijoutiers, plus exposés aux voleurs que les autres, nous l’avons dressé…

Machinalement, ainsi qu’on fait toujours quand on a été menacé par un chien, j’appelai celui-ci, par son nom, que je savais :

– Pluton !… Pluton !…

Mais lui, au lieu d’approcher, reculait en grondant, montrant ses dents aiguës.

– Oh ! il est inutile que vous l’appeliez, fit étourdiment madame Monistrol, il ne vous obéira pas.

– Tiens !… pourquoi cela ?

– Ah ! c’est qu’il est fidèle, comme tous ceux de sa race, il ne connaît que son maître et moi…

Ce n’était rien en apparence, cette phrase.

Elle fut pour moi comme un trait de lumière… Et, sans réfléchir, plus prompt que je ne le serais aujourd’hui :

– Où donc était-il, madame, ce chien si fidèle, le soir du crime ? demandai-je.

Tel fut l’effet que lui produisit cette question à brûle-pourpoint, qu’elle faillit lâcher le bougeoir qu’elle tenait encore.

– Je ne sais pas, balbutia-t-elle, je ne me rappelle pas…

– Peut-être avait-il suivi votre mari…

– En effet, oui, il me semble maintenant me le rappeler…

– C’est donc qu’il est dressé à suivre les voitures, car vous nous avez dit avoir conduit votre mari jusqu’à l’omnibus !

Elle se taisait, et j’allais poursuivre, quand monsieur Méchinet m’interrompit. Bien loin de profiter du trouble de la jeune femme, il parut prendre à tâche de la rassurer, et après lui avoir bien recommandé d’obéir à la citation du juge d’instruction, il m’entraîna.

Puis, quand nous fûmes dehors :

– Perdez-vous donc la tête ? me dit-il.

Le reproche me blessa.

– Est-ce donc perdre la tête, fis-je, que de trouver la solution du problème ?… Or, je l’ai, cette solution… Le chien de Monistrol nous guidera jusqu’à la vérité.

Ma vivacité fit sourire mon digne voisin, et d’un ton paternel :

– Vous avez raison, me dit-il, et je vous ai bien compris… Seulement, si madame Monistrol a pénétré vos soupçons, avant ce soir, le chien sera mort ou aura disparu.



J’avais commis une imprudence énorme, c’est vrai…

Je n’en avais pas moins trouvé le défaut de la cuirasse, ce joint par où on désarticule le plus solide système de défense.

Moi, conscrit volontaire, j’avais vu clair là où le vieux routier de la sûreté s’égarait à tâtons.

Un autre peut-être eût été jaloux et m’en eût voulu. Lui, non.

Il ne songeait qu’à tirer parti de mon heureuse découverte, et comme il le disait, ce ne devait pas être la mer à boire, maintenant que la prévention s’appuyait sur un point de départ positif.

Nous entrâmes donc dans un restaurant voisin pour tenir conseil tout en déjeunant.

Et voici où en était le problème, qui, l’heure d’avant, semblait insoluble.

Il nous était prouvé jusqu’à l’évidence que Monistrol était innocent. Pourquoi il s’était avoué coupable ? nous pensions bien le deviner, mais la question n’était pas là pour le moment.

Nous étions également sûrs que madame Monistrol n’avait pas bougé de chez elle le soir du meurtre… Mais tout démontrait qu’elle était moralement complice du crime, qu’elle en avait eu connaissance, si même elle ne l’avait conseillé et préparé, et que par contre elle connaissait très bien l’assassin…

Qui était-il donc, cet assassin ?…

Un homme à qui le chien de Monistrol obéissait comme à ses maîtres, puisqu’il s’en était fait suivre en allant aux Batignolles…

Donc, c’était un familier de la maison Monistrol.

Il devait haïr le mari, cependant, puisqu’il avait tout combiné avec une infernale adresse pour que le soupçon du crime retombât sur cet infortuné.

Il fallait, d’un autre côté, qu’il fût bien cher à la femme, puisque le connaissant elle ne le livrait pas, lui sacrifiant sans hésiter son mari…

Donc…

Oh ! mon Dieu ! la conclusion était toute formulée. L’assassin ne pouvait être qu’un misérable hypocrite, qui avait abusé de l’affection et de la confiance du mari pour s’emparer de la femme.

Bref, madame Monistrol, mentant à sa réputation, avait certainement un amant, et cet amant, nécessairement était le coupable…

Tout plein de cette certitude, je me mettais l’esprit à la torture pour imaginer quelque ruse infaillible qui nous conduisît jusqu’à ce misérable.

– Et voici, disais-je, à monsieur Méchinet, comment nous devons, je pense, opérer… Madame Monistrol et l’assassin ont dû convenir qu’après le crime ils resteraient un certain temps sans se voir ; c’est de la prudence la plus élémentaire… Mais croyez que l’impatience ne tardera pas à gagner la femme, et qu’elle voudra revoir son complice… Placez donc près d’elle un observateur qui la suivra partout, et avant deux fois quarante-huit heures l’affaire est dans le sac…

Acharné après sa tabatière vide, monsieur Méchinet demeura un moment sans répondre, mâchonnant entre ses dents je ne sais quelles paroles inintelligibles.

Puis tout à coup, se penchant vers moi :

– Vous n’y êtes pas, me dit-il. Le génie de la profession, vous l’avez, c’est sûr, je ne vous le conteste pas, mais la pratique vous fait défaut… Je suis là, moi, par bonheur… Quoi ! une phrase à propos du crime vous met sur la piste, et vous ne poursuivez pas…

– Comment cela ?

– Il faut l’utiliser, ce caniche fidèle.

– Je ne saisis pas bien…

– Alors sachez attendre… Madame Monistrol sortira vers deux heures, pour être à trois au Palais de Justice, la petite bonne sera seule à la boutique… vous verrez, je ne vous dis que cela !…

Et en effet, j’eus beau insister, il ne voulut rien dire de plus, se vengeant de sa défaite par cette bien innocente malice. Bon gré mal gré, je dus le suivre au café le plus proche, où il me força de jouer aux dominos.

Je jouais mal, préoccupé comme je l’étais, et il en abusait sans vergogne pour me battre, lorsque la pendule sonna deux heures.

– Debout, les hommes du poste ! me dit-il en abandonnant ses dés.

Il paya, nous sortîmes, et l’instant d’après nous étions de nouveau en faction sous la porte cochère, d’où nous avions étudié les abords du magasin Monistrol.

Nous n’y étions pas depuis dix minutes, quand madame Monistrol apparut sur le seuil de sa boutique, vêtue de noir, avec un grand voile de crêpe, comme une veuve.

– Jolie toilette d’instruction ! grommela monsieur Méchinet.

Elle adressa quelques recommandations à sa petite domestique et ne tarda pas à s’éloigner.

Patiemment, mon compagnon attendit cinq grandes minutes, et quand il supposa la jeune femme déjà loin :

– Il est temps, me dit-il.

Et pour la seconde fois nous pénétrâmes dans le magasin de bijouterie.

La petite bonne y était seule, assise dans le comptoir, grignotant pour se distraire quelque morceau de sucre volé à sa patronne.

Dès que nous parûmes, elle nous reconnut, et toute rouge et un peu effrayée, elle se dressa.

Mais sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche :

– Où est madame Monistrol ? demanda monsieur Méchinet.

– Sortie, monsieur.

– Vous me trompez… Elle est là, dans l’arrière-boutique.

– Messieurs, je vous jure que non… Regardez-y, plutôt.

C’est de l’air le plus contrarié que monsieur Méchinet se frappait le front, en répétant :

– Comme c’est désagréable, mon Dieu !… comme cette pauvre madame Monistrol va être désolée…

Et la petite bonne le regardant bouche béante, l’œil arrondi d’étonnement :

– Mais au fait, continua-t-il, vous, ma jolie fille, vous pouvez peut-être remplacer votre patronne… Si je reviens, c’est que j’ai perdu l’adresse du monsieur qu’elle m’avait prié de visiter…

– Quel monsieur ?…

– Vous savez bien, monsieur… Allons, bon, voici que j’oublie son nom, maintenant !… Monsieur… parbleu ! vous ne connaissez que lui… Ce monsieur à qui votre diable de chien obéit si bien…

– Ah ! monsieur Victor…

– C’est cela, juste… Que fait-il ce monsieur ?

– Il est ouvrier bijoutier… C’est un grand ami de monsieur… Ils travaillaient ensemble, quand monsieur était ouvrier bijoutier avant d’être patron, et c’est même pour cela qu’il fait tout ce qu’il veut de Pluton…

– Alors, vous pouvez me dire où il demeure ce monsieur Victor…

– Certainement. Il demeure rue du Roi-Doré, numéro 23.

Elle paraissait toute heureuse, la pauvre fille, d’être si bien informée, et moi, je souffrais, de l’entendre ainsi dénoncer, sans s’en douter, sa patronne…

Plus endurci, monsieur Méchinet n’avait pas de ces délicatesses.

Et même, nos renseignements obtenus, c’est par une triste raillerie qu’il termina la scène…

Au moment où j’ouvrais la porte pour nous retirer :

– Merci, dit-il à la jeune fille, merci ! Vous venez de rendre un fier service à madame Monistrol, et elle sera bien contente…



Aussitôt sur le trottoir, je n’eus plus qu’une idée.

Ajuster nos flûtes et courir rue du Roi-Doré, arrêter ce Victor, le vrai coupable, bien évidemment.

Un mot de monsieur Méchinet tomba comme une douche sur mon enthousiasme.

– Et la justice ! me dit-il. Sans un mandat du juge d’instruction, je ne puis rien… C’est au Palais de Justice qu’il faut courir…

– Mais nous y rencontrerons madame Monistrol, et si elle nous voit, elle fera prévenir son complice…

– Soit, répondit monsieur Méchinet, avec une amertume mal déguisée, soit !… le coupable s’évadera et la forme sera sauvée… Cependant, je pourrai prévenir ce danger. Marchons, marchons plus vite.

Et de fait, l’espoir du succès lui donnait des jambes de cerf. Arrivé au Palais, il gravit quatre à quatre le raide escalier qui conduit à la galerie des juges d’instruction, et, s’adressant au chef des huissiers, il lui demanda si le magistrat chargé de l’affaire du petit vieux des Batignolles était dans son cabinet.

– Il y est, répondit l’huissier, avec un témoin, une jeune dame en noir.

– C’est bien elle ! me dit mon compagnon.

Puis à l’huissier :

– Vous me connaissez, poursuivit-il… Vite, donnez-moi de quoi écrire au juge un petit mot que vous lui porterez.

L’huissier partit avec le billet, traînant ses chausses sur le carreau poussiéreux, et ne tarda pas à revenir nous annoncer que le juge nous attendait au n ° 9.

Pour recevoir monsieur Méchinet, le magistrat avait laissé madame Monistrol dans son cabinet, sous la garde de son greffier, et avait emprunté la pièce d’un de ses confrères.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-il d’un ton qui me permit de mesurer l’abîme qui sépare un juge d’un pauvre agent de la sûreté.

Brièvement et clairement, monsieur Méchinet exposa nos démarches, leurs résultats et nos espérances.

Faut-il le dire, le magistrat ne sembla guère partager nos convictions.

– Mais puisque Monistrol avoue !… répétait-il avec une obstination qui m’exaspérait.

Cependant, après bien des explications :

– Je vais toujours signer un mandat, dit-il.

En possession de cette pièce indispensable, monsieur Méchinet s’envola si lestement que je faillis tomber en me précipitant à sa suite dans les escaliers… Un cheval de fiacre ne nous eût pas suivis…

Je ne sais pas si nous mîmes un quart d’heure à nous rendre rue du Roi-Doré.

Mais une fois là :

– Attention ! me dit monsieur Méchinet.

Et c’est de l’air le plus posé qu’il s’engagea dans l’allée étroite de la maison qui porte le numéro 23.

– Monsieur Victor ? demanda-t-il au concierge.

– Au quatrième, la porte à droite dans le corridor.

– Est-il chez lui ?

– Oui.

Monsieur Méchinet fit un pas vers l’escalier, puis semblant se raviser :

– Il faut que je le régale d’une bonne bouteille, ce brave Victor, dit-il au portier… Chez quel marchand de vin va-t-il, par ici ?…

– Chez celui d’en face.

Nous y fûmes d’un saut, et d’un ton d’habitué monsieur Méchinet commanda :

– Une bouteille, s’il vous plaît, et du bon… du cachet vert.

Ah ! par ma foi ! cette idée ne me fût pas venue, en ce temps-là ! Elle était bien simple, pourtant.

La bouteille nous ayant été apportée, mon compagnon exhiba le bouchon trouvé chez le sieur Pigoreau, dit Anténor, et il nous fut aisé de constater l’identité de la cire.

À notre certitude morale, se joignait désormais une certitude matérielle, et c’est d’un doigt assuré que monsieur Méchinet frappa à la porte de Victor.

– Entrez ! nous cria une voix bien timbrée.

La clef était sur la porte, nous entrâmes, et dans une chambre fort propre, j’aperçus un homme d’une trentaine d’années, fluet, pâle et blond, qui travaillait devant un établi. Notre présence ne parut pas le troubler.

– Que voulez-vous ? demanda-t-il poliment.

Monsieur Méchinet s’avança jusqu’à lui, et le saisissant par le bras :

– Au nom de la loi, dit-il, je t’arrête !

L’homme devint livide, mais ne baissa pas les yeux.

– Vous moquez-vous de moi ?… dit-il d’un air insolent. Qu’est-ce que j’ai fait ?…

Monsieur Méchinet haussa les épaules.

– Ne fais donc pas l’enfant ! répondit-il, ton compte est réglé… On t’a vu sortir de chez le père Anténor, et j’ai dans ma poche le bouchon dont tu t’es servi pour empêcher ton poignard de s’épointer…

Ce fut comme un coup de poing sur la nuque du misérable… Il s’écrasa sur sa chaise en bégayant :

– Je suis innocent…

– Tu diras cela au juge, fit bonnement monsieur Méchinet, mais je crains bien qu’il ne te croie pas… Ta complice, la femme Monistrol, a tout avoué…

Comme s’il eût été mû par un ressort, Victor se redressa.

– C’est impossible !… s’écria-t-il. Elle n’a rien su…

– Alors tu as fait le coup tout seul ?… Très bien !… C’est toujours autant de confessé.

Puis s’adressant à moi en homme sûr de son fait :

– Cherchez donc dans les tiroirs, cher monsieur Godeuil, poursuivit monsieur Méchinet, vous y trouverez probablement le poignard de ce joli garçon, et très certainement les lettres d’amour et le portrait de sa dulcinée.

Un éclair de fureur brilla dans l’œil de l’assassin et ses dents grincèrent, mais la puissante carrure et la poigne de fer de monsieur Méchinet éteignirent en lui toute velléité de résistance.

Je trouvai d’ailleurs dans un tiroir de la commode tout ce que mon compagnon m’avait annoncé.

Et vingt minutes plus tard, Victor, « proprement emballé » – c’est l’expression – dans un fiacre, entre monsieur Méchinet et moi, roulait vers la préfecture de police.

– Quoi, me disais-je, stupéfié de la simplicité de la scène, l’arrestation d’un assassin, d’un homme promis à l’échafaud, ce n’est que cela !…

Je devais plus tard apprendre à mes dépens qu’il est des criminels plus terribles…

Celui-ci, dès qu’il se vit dans la cellule du dépôt, se sentant perdu, s’abandonna et nous dit son crime par le menu.

Il connaissait, nous déclara-t-il, de longue date le père Pigoreau et en était connu. Son but, en l’assassinant, était surtout de faire retomber sur Monistrol le châtiment du crime. Voilà pourquoi il s’était habillé comme Monistrol et s’était fait suivre de Pluton. Et une fois le vieillard assassiné, il avait eu l’horrible courage de tremper dans le sang le doigt du cadavre pour tracer ces cinq lettres : Monis, qui avaient failli perdre un innocent.

– Et c’était joliment combiné, allez, nous disait-il avec une cynique forfanterie… Si j’avais réussi, je faisais d’une pierre deux coups : je me débarrassais de mon ami Monistrol que je hais et dont je suis jaloux, et j’enrichissais la femme que j’aime…

C’était simple et terrible, en effet.

– Malheureusement, mon garçon, objecta monsieur Méchinet, tu as perdu la tête au dernier moment… Que veux-tu ! on n’est jamais complet !… Et c’est la main gauche du cadavre que tu as trempée dans le sang…

D’un bond, Victor se dressa.

– Quoi ! s’écria-t-il, c’est là ce qui m’a perdu !…

– Juste !

Du geste du génie méconnu, le misérable leva le bras vers le ciel.

– Soyez donc artiste ! s’écria-t-il.

Et nous toisant d’un air de pitié, il ajouta :

– Le père Pigoreau était gaucher !

Ainsi, c’est à une faute de l’enquête qu’était due la découverte si prompte du coupable.

Cette leçon ne devait pas être perdue pour moi. Je me la rappelai, par bonheur, dans des circonstances bien autrement dramatiques, que je dirai plus tard.

Le lendemain, Monistrol fut mis en liberté.

Et comme le juge d’instruction lui reprochait ses aveux mensongers qui avaient exposé la justice à une erreur terrible, il n’en put tirer que ceci :

– J’aime ma femme, je voulais me sacrifier pour elle, je la croyais coupable…

L’était-elle, coupable ? Je le jurerais.

On l’arrêta, mais elle fut acquittée par le jugement qui condamna Victor aux travaux forcés à perpétuité.

Monsieur et madame Monistrol tiennent aujourd’hui un débit de vins mal famé sur le cours de Vincennes… L’héritage de leur oncle est loin ; ils sont dans une affreuse misère.



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Avril 2007

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