Toutefois le temps lui eût manqué pour vider les deux cavernes. Il dut se borner à retirer la majeure partie des provisions, conserves, boissons, literie, vêtements et aussi quelques-uns des objets précieux, puis, les orifices soigneusement obstrués de pierres et d’herbes sèches, le reste fut laissé à la garde du diable.
Cinq jours après leur départ, le Santa-Fé reparaissait dans la matinée à l’ouvert de la baie d’Elgor, et venait reprendre son mouillage dans la crique. Les ouvriers qu’il amenait, le matériel qu’il transportait, furent débarqués. L’emplacement étant choisi sur le terre-plein, les travaux de construction furent aussitôt commencés, et, on le sait, conduits rapidement.
C’est ainsi que la bande Kongre fut obligée de se réfugier au cap Saint-Barthélemy. Un ruisseau, alimenté par la fonte des neiges, lui fournit la quantité d’eau nécessaire. La pêche et, dans une certaine mesure, la chasse lui permirent d’économiser les provisions dont elle s’était pourvue avant de quitter la baie d’Elgor.
Mais avec quelle impatience Kongre, Carcante et leurs compagnons attendaient-ils que le phare fût achevé et que le Santa-Fé partît pour ne revenir que trois mois après, lorsqu’il ramènerait la relève.
Il va de soi que Kongre et Carcante se tenaient au courant de tout ce qui se faisait au fond de la baie. Soit en longeant le littoral au sud ou au nord, soit en s’approchant par l’intérieur, soit en observant des hauteurs qui bordent au sud le havre New-Year, ils purent se rendre compte de l’état des travaux, savoir à quelle époque ils prendraient fin. C’est alors que Kongre mettrait à exécution un projet longuement médité. Et qui sait, ensuite, si, maintenant qu’elle serait éclairée, un navire ne relâcherait pas dans la baie d’Elgor, navire dont il parviendrait à s’emparer après en avoir surpris et massacré l’équipage ?
Quant à une excursion que les officiers de l’aviso auraient voulu faire à l’extrémité occidentale de l’île, Kongre ne pensa pas qu’il eût lieu de la craindre. Personne ne serait tenté, cette année du moins, de s’aventurer jusqu’au cap Saint-Barthélemy à travers ces plateaux dénudés, ces ravins presque impraticables, toute cette partie montagneuse qu’il faudrait franchir au prix d’énormes fatigues. Il est vrai, peut-être le commandant de l’aviso aurait-il l’idée de faire le tour de l’île. Mais il n’était pas probable qu’il cherchât à débarquer sur la côte hérissée d’écueils, et, en tout cas, la bande prendrait ses mesures pour n’être point découverte.
Du reste, cette éventualité ne se produisit pas, et le mois de décembre arriva dans lequel les installations du phare allaient être terminées. Ses gardiens resteraient seuls, et Kongre en serait averti par les premiers rayons que le phare lancerait dans la nuit.
Aussi, pendant ces dernières semaines, l’un ou l’autre de la bande venait-il se mettre en observation sur un des cônes d’où l’on pouvait apercevoir le phare à la distance de sept ou huit milles, avec l’ordre de revenir, le plus rapidement possible, dès que le feu serait pour la première fois allumé.
Ce fut précisément Carcante qui, dans la nuit du 9 au 10 décembre, rapporta cette nouvelle au cap Saint-Barthélemy.
« Oui, s’écria-t-il, lorsqu’il eut rejoint Kongre dans la caverne, le diable a fini par l’allumer, ce phare que le diable éteigne !
– Nous n’aurons pas besoin de lui ! » répondit Kongre, dont la main menaçante se tendit vers l’est.
Quelques jours se passèrent, et ce fut au début de la semaine suivante que Carcante, en chassant aux environs du port Parry, frappa un guanaque d’une balle. On le sait, l’animal lui échappa et vint s’abattre à l’endroit où Moriz le rencontra au bord de la lisière rocheuse, près du bois de hêtres. Et c’est à partir de ce jour que Vasquez et ses camarades, assurés de ne plus être seuls habitants de l’île, surveillèrent plus sévèrement les environs de la baie d’Elgor.
Le jour était donc arrivé où Kongre allait quitter le cap Saint-Barthélemy pour revenir au cap San Juan. Les bandits avaient résolu de laisser leur matériel dans la caverne. Ils n’emporteraient que ce qu’il faudrait de vivres pour trois ou quatre journées de marche, comptant sur l’approvisionnement du phare. On était au 22 décembre. En partant dès l’aube, en suivant un chemin qu’ils connaissaient à l’intérieur de l’île à travers sa partie montagneuse, ils feraient le tiers de la route pendant le premier jour. À la fin de cette étape comprenant une dizaine de milles en terrain montagneux, la halte serait établie soit à l’abri des arbres, soit dans quelque anfractuosité.
Après cette halte, le lendemain, avant même le lever du soleil, Kongre commencerait une seconde étape, à peu près égale à celle de la veille, puis, le surlendemain, une dernière l’amènerait à la baie d’Elgor, qu’il pourrait atteindre dans la soirée du troisième jour.
Kongre supposait que deux gardiens seulement étaient affectés au service du phare, alors qu’il y en avait trois en réalité. Mais peu importait, en somme. Vasquez, Moriz, Felipe ne sauraient résister à la bande dont ils ne soupçonneraient pas la présence aux abords de l’enceinte. Deux succomberaient les premiers dans le logement, et l’on aurait facilement raison du troisième à son poste dans la chambre de quart.
Kongre serait donc le maître du phare. Il aurait tout le loisir de rapporter ensuite du cap Saint-Barthélemy le matériel qu’il allait y laisser et de le placer de nouveau dans la caverne à l’entrée de la baie d’Elgor.
Tel était le plan arrêté dans l’esprit de ce redoutable bandit. Qu’il dût réussir, ce n’était que trop certain. Mais la chance le favoriserait-elle ensuite, c’était moins sûr.
En effet, les choses ne dépendaient plus de lui. Il faudrait qu’un bâtiment vînt relâcher dans la baie d’Elgor. Il est vrai, ce lieu de relâche serait bientôt connu des navigateurs après le voyage du Santa-Fé. Donc, rien d’impossible à ce qu’un navire, surtout s’il était de moyen tonnage, voulût se réfugier dans la baie désormais balisée par un phare, plutôt que de fuir à travers une mer démontée soit par le détroit, soit par le sud de l’île… Kongre avait résolu que ce navire tomberait en son pouvoir, et lui fournirait la possibilité tant attendue de s’enfuir à travers le Pacifique, où il s’assurerait l’impunité de ses crimes.
Mais il faudrait que tout se passât ainsi, avant le retour de l’aviso à l’époque de la relève. S’ils n’avaient quitté l’île à ce moment, Kongre et les siens seraient forcés de retourner au cap Saint-Barthélemy.
Et, alors, les circonstances ne seraient plus les mêmes.
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