Lorsque le commandant Lafayate connaîtrait la disparition des trois gardiens du phare, il ne pourrait douter qu’ils n’eussent été victimes d’un enlèvement ou d’un assassinat. Des recherches seraient organisées sur toute l’île. L’aviso ne repartirait pas sans qu’elle eût été visitée d’un bout à l’autre. Comment la bande pourrait-elle échapper aux poursuites, et comment pourvoirait-elle à son existence, si cette situation se prolongeait ?… S’il le fallait, le gouvernement argentin enverrait d’autres navires. Si même Kongre parvenait à s’emparer d’une embarcation de Pécherais – chance bien improbable, – le détroit serait surveillé avec tant de soin qu’il ne pourrait plus le traverser, et se réfugier sur la Terre-de-Feu. La fortune favoriserait-elle donc assez ces bandits pour leur permettre de quitter l’île tandis qu’il en serait temps encore ?

Dans la soirée du 22, Kongre et Carcante se promenaient en causant sur la pointe du cap Saint-Barthélemy, et, suivant l’habitude des marins, ils observaient le ciel et la mer.

Le temps était moyen. Des nuages se levaient à l’horizon. Le vent soufflait du nord-est en forte brise.

Il était alors six heures et demie du soir. Kongre et ses compagnons se disposaient à regagner leur retraite habituelle au moment où Carcante disait :

« Il est bien entendu que nous laissons tout notre matériel au cap Saint-Barthélemy ?

– Oui, répondit Kongre. Il sera facile de l’en rapporter plus tard… lorsque nous serons les maîtres là-bas… et que… »

Il n’acheva pas. Les yeux dirigés vers le large, il s’arrêta et dit :

« Carcante… regarde donc… là… là… par le travers du cap… »

Carcante observa la mer dans la direction indiquée.

« Oh ! fit-il, je ne me trompe pas… un navire !…

– Qui semble rallier l’île, reprit Kongre, et en courant de petits bords, car il a vent debout. »

En effet, un bâtiment, sous pleine voilure, louvoyait à deux milles environ du cap Saint-Barthélemy.

Bien qu’il eût le vent contre lui, ce navire gagnait peu à peu, et, s’il cherchait le détroit, il y serait engagé avant la nuit.

« C’est une goélette, dit Carcante.

– Oui… une goélette, de cent cinquante à deux cents tonneaux », répondit Kongre.

Aucun doute à ce sujet, cette goélette voulait plutôt gagner le détroit que doubler le cap Saint-Barthélemy. Toute la question était de savoir si elle serait à sa hauteur avant que l’obscurité fût profonde. Avec ce vent qui calminait, ne courrait-elle pas le danger d’être jetée par le courant sur les récifs ?

La bande entière s’était rassemblée à l’extrémité du cap.

Ce n’était pas la première fois, depuis qu’elle y séjournait, qu’un bâtiment se présentait à si courte distance de l’Île des États. On sait que ces pillards cherchaient, dans ce cas, à l’attirer sur les roches par des feux mouvants. Cette fois encore la proposition fut faite de recourir à ce moyen.

« Non, répondit Kongre, il ne faut pas que cette goélette se perde… Tâchons qu’elle tombe entre nos mains… Le vent et le courant sont contraires… la nuit va être noire. Il lui sera impossible de donner dans le détroit. Demain, nous l’aurons encore par le travers du cap, et on verra ce qu’il conviendra de faire. »

Une heure plus tard, le navire disparut au milieu d’une obscurité profonde, sans qu’aucun feu décelât sa présence au large.

Pendant la nuit, le vent vint à changer et sauta dans le sud-ouest.

Le lendemain, à la pointe du jour, lorsque Kongre et ses compagnons descendirent sur la grève, ils aperçurent la goélette échouée sur les récifs du cap Saint-Barthélemy.

Chapitre V – La goélette Maule.

 

Kongre n’en était plus à connaître le métier de marin. S’il avait commandé, quel navire et dans quelles mers ? Seul Carcante, marin comme lui, autrefois son second au cours de sa vie errante, comme il l’était encore sur l’Île des États, eût pu le dire. Mais il ne le disait pas.

Assurément, ce n’eût pas été calomnier ces deux misérables que de leur jeter à la face le nom de pirates. Cette criminelle existence, ils devaient l’avoir menée dans ces parages des Salomon et des Nouvelles-Hébrides, où les navires étaient encore fréquemment attaqués à cette époque. Et, sans doute, ce fut après avoir échappé aux croisières organisées par le Royaume-Uni, la France et l’Amérique dans cette partie de l’Océan Pacifique, qu’ils vinrent se réfugier dans l’archipel magellanique, puis sur l’Île des États, où de pirates ils se firent pilleurs d’épaves.

Cinq ou six des compagnons de Kongre et de Carcante avaient également navigué comme pêcheurs ou matelots du commerce, et, par conséquent, étaient faits à la mer. Quant aux Fuégiens, ils compléteraient l’équipage, si la bande parvenait à s’emparer de la goélette.

Cette goélette, à en juger par sa coque et sa mâture, ne devait pas porter plus de cent cinquante à cent soixante tonneaux. Une rafale de l’ouest l’avait poussée pendant la nuit sur un banc de sable semé de roches contre lesquelles elle aurait pu se fracasser. Mais il ne semblait pas que sa coque eût souffert. Inclinée sur bâbord, l’étrave obliquement tournée vers la terre, elle présentait son flanc de tribord au large. Dans cette position, on voyait son pont depuis le gaillard d’avant jusqu’au rouf de l’arrière. Sa mâture était intacte, mât de misaine, grand mât, beaupré, avec leurs agrès, ses voiles à demi carguées, sauf la misaine, le petit cacatois et la flèche qui avaient été serrés.

La veille au soir, lorsque cette goélette fut signalée au large du cap Saint-Barthélemy, elle luttait contre un vent de nord-est assez fort et, sous l’allure du plus près, amures à tribord, elle essayait de gagner l’entrée du détroit de Lemaire. Au moment où Kongre et ses compagnons l’avaient perdue de vue au milieu de l’obscurité, la brise montrait une tendance à mollir et devenait bientôt insuffisante pour assurer à un navire une vitesse appréciable. Il y avait donc lieu d’admettre que, drossée par les courants contre les récifs, elle s’en était trouvée trop rapprochée pour pouvoir regagner le large, lorsque, pendant la nuit, avec sa brusquerie habituelle dans ces parages, le vent avait changé cap pour cap. Le brasseyage des vergues montrait que l’équipage avait fait tous ses efforts pour s’élever au vent.