Le banc de sable allait être en un instant recouvert.

Aussi Kongre, Carcante et une demi-douzaine de leurs compagnons montèrent-ils à bord tandis que les autres regagnaient le pied de la falaise.

Attendre maintenant, il n’y avait que cela à faire. Souvent le vent du large fraîchit avec la marée montante, et c’était ce que l’on devait surtout craindre, car il eût pu engraver davantage la Maule et la pousser plus avant sur le banc qui s’échancrait du côté de la terre. Or, on était presque dans la morte-eau et, peut-être, la mer n’eût-elle pas assez monté pour dégager la goélette si elle était drossée vers la côte, ne fût-ce que d’une demi-encablure.

Mais il semblait bien que les circonstances favorisaient les projets de Kongre. La brise força un peu en halant le sud venant ainsi aider au dégagement de la Maule.

Kongre et les autres se tenaient à l’avant qui devait flotter plus tôt que l’arrière. Si, comme on l’espérait non sans raison, la goélette pouvait pivoter sur son talon, il n’y aurait plus qu’à virer au cabestan pour faire abattre l’étrave au large, et alors, touée sur sa chaîne longue d’une centaine de brasses, elle retrouverait son élément naturel.

Cependant, la mer gagnait peu à peu. Certains tressaillements indiquaient que la coque ressentait l’action de la marée. Le flot se déroulait en longues houles et pas une lame ne brisait au large. On n’aurait pu demander des circonstances plus heureuses.

Mais, si Kongre se disait maintenant assuré de dégager la goélette et de la mettre en sûreté dans une des criques de la baie Franklin, une éventualité l’inquiétait encore. La coque de la Maule n’avait-elle pas été défoncée sur le flanc de bâbord, celui que portait le banc de sable et qu’on n’avait pu examiner ? S’il existait là quelque voie d’eau, on n’aurait pas le temps de la chercher sous le lest et de l’aveugler. La goélette ne quitterait pas sa souille, elle emplirait, et force serait de l’abandonner à cette place où la première tempête achèverait de la détruire…

C’était là un gros souci. Aussi avec quelle impatience Kongre et ses compagnons suivaient les progrès de la marée ! Si quelque bordage était défoncé, ou si le calfatage avait joué, l’eau ne tarderait pas à envahir la cale, et la Maule ne se redresserait même pas.

Mais peu à peu les esprits se rassurèrent. Le flot gagnait. À chaque instant la coque immergeait davantage. L’eau s’élevait le long des flancs sans pénétrer à l’intérieur. Quelques secousses indiquaient que la coque était intacte, et le pont reprenait son horizontalité normale.

« Pas de voie d’eau !… pas de voie d’eau ! s’écria Carcante.

– Attention au cabestan ! » commanda Kongre.

Les manivelles étaient prêtes. Les hommes n’attendaient qu’un ordre pour les manœuvrer.

Kongre, penché sur le bossoir, observait le flot qui montait déjà depuis deux heures et demie. L’étrave commençait à s’ébranler, et l’avant de la quille ne touchait plus. Mais l’étambot était encore enfoncé dans le sable, et le gouvernail ne jouait pas librement. Il s’en fallait d’une demi-heure sans doute pour que l’arrière fût dégagé.

Kongre voulut alors presser l’opération du renflouage, et, tout en restant à l’avant, il cria :

« Virez. »

Les manivelles, vigoureusement tournées, ne purent que tendre la chaîne, et l’étrave ne se rabattit pas du côté du large.

« Tiens bon ! » s’écria Kongre.

On pouvait craindre, en effet, que l’ancre ne vînt à déraper, et il eût été difficile de la mouiller de nouveau.

La goélette était complètement redressée alors, et, en parcourant la cale, Carcante s’assura que l’eau n’y avait point pénétré. Donc, s’il existait quelque avarie, du moins le bordé ne s’était-il pas disjoint. On pouvait espérer que la Maule n’avait souffert ni au moment de l’échouage, ni pendant la douzaine d’heures passées sur le banc de sable. Dans ces conditions, sa relâche à la crique des Pingouins ne serait pas de longue durée.

On la chargerait dans l’après-midi, et, dès le lendemain, elle serait en état de reprendre la mer. D’ailleurs, il fallait profiter du temps. Le vent favoriserait la marche de la Maule, soit qu’elle remontât le détroit de Lemaire, soit qu’elle longeât la côte méridionale de l’Île des États pour gagner l’Atlantique.

C’est à neuf heures environ que la marée devait être étale, et, on le répète, une marée de quartier n’est jamais très forte. Mais enfin, étant donné le tirant d’eau relativement faible de la goélette, il y avait lieu de croire qu’elle se remettrait à flot.

En effet, un peu après huit heures et demie, l’arrière commença à se soulever. La Maule talonna, sans risques d’avarie, par cette mer calme et sur ce banc de sable.

Kongre, après avoir examiné la situation, en conclut que le touage pouvait être de nouveau tenté dans de bonnes conditions. Sur son ordre ses hommes se mirent à virer, et, après qu’ils eurent fait rentrer une douzaine de brasses de la chaîne, l’avant de la Maule fut enfin tourné vers le large. L’ancre avait tenu bon. Ses pattes étaient solidement encastrées dans un interstice de roches, et eussent plutôt cassé que cédé sous la traction du cabestan.

« Hardi, les enfants ! » s’écria Kongre.

Et tout le monde s’y mit, même Carcante, tandis que, penché au-dessus du couronnement, Kongre observait l’arrière de la goélette.

Il y eut quelques moments d’hésitation, la seconde moitié de la quille raclait toujours le sable.

Aussi, Kongre et les autres ne furent-ils pas sans éprouver une vive inquiétude. La mer ne monterait plus que pendant une vingtaine de minutes, et il importait que la Maule fût renflouée auparavant, ou elle serait clouée à cette place jusqu’à la marée prochaine.