Or, pendant deux jours encore, la marée devait diminuer de hauteur, et elle ne reprendrait du revif que dans quarante-huit heures.

Le moment était venu de faire un dernier effort. On se figure ce que pouvait être la fureur, plus que la fureur, la rage de ces hommes à se sentir impuissants ! Avoir sous les pieds le navire qu’ils convoitaient depuis si longtemps, qui leur assurait la liberté, l’impunité peut-être, et ne pouvoir l’arracher à ce banc de sable !…

Alors, les jurons, les imprécations d’éclater pendant qu’ils haletaient au cabestan avec la crainte que l’ancre ne vînt à casser ou à déraper ! Il faudrait alors attendre la marée du soir pour mouiller à nouveau cette ancre, pour y joindre la seconde. Or, d’ici vingt-quatre heures, savait-on ce qui arriverait et si les conditions atmosphériques seraient aussi favorables ?…

Et, précisément, quelques nuages, assez épais, se formèrent dans le nord-est. Il est vrai, s’ils se tenaient de ce côté, la situation du navire ne serait pas empirée, le banc de sable ayant l’abri des hautes falaises du littoral. Mais la mer ne deviendrait-elle pas dure, et la houle n’achèverait-elle pas ce que l’échouage avait commencé pendant la nuit précédente ?…

Et puis ces vents au nord-est, même à l’état de petite brise, ne seraient pas de nature à favoriser la navigation dans le détroit. Au lieu de filer avec du largue dans les voiles, la Maule serait forcée de bouliner peut-être pendant plusieurs jours, et, quand il s’agit de navigation, les conséquences d’un retard peuvent toujours être graves.

La mer était presque étale alors, et, dans quelques minutes, le jusant se ferait sentir. Tout le banc de sable était couvert. Quelques têtes de récifs seulement se montraient à fleur d’eau. Du cap Saint-Barthélemy, la pointe ne se laissait plus voir, et, sur la grève, le dernier relais de marée, après avoir été un instant touché par le flot, restait à sec.

Il était évident que la mer commençait à se retirer lentement et que les roches allaient bientôt découvrir autour du banc.

Alors de nouveaux jurons furent proférés. Les hommes éreintés, hors d’haleine, allaient abandonner une besogne qui ne pouvait plus aboutir.

Kongre courut à eux, les yeux en fureur, écumant de colère. Saisissant une hache, il menaça d’en frapper le premier qui déserterait son poste, et on savait bien qu’il n’hésiterait pas à le faire.

Tous se remirent donc aux manivelles, et, sous leurs efforts, la chaîne se tendit à rompre, en écrasant la doublure de cuivre des écubiers.

Enfin, un bruit se fit entendre. Le linguet du cabestan venait de retomber dans l’entaille. La goélette avait fait un petit mouvement vers le large. La barre du gouvernail, redevenue mobile, indiquait qu’elle se dégageait peu à peu du sable.

« Hurrah !… hurrah !… » crièrent les hommes, en sentant que la Maule était libre. Son talon venait de glisser sur la souille. Le virage du cabestan s’accéléra, et, en quelques minutes, la goélette, halée par son ancre, flottait en dehors du banc.

Aussitôt, Kongre se précipita à la roue. La chaîne mollit, l’ancre dérapa et fut rehissée à son bossoir. Il n’y avait plus qu’à donner dans la passe, entre les récifs, pour atteindre la crique de la baie Franklin.

Kongre fit alors établir le grand foc qui devait suffire. En l’état de la mer, il y avait de l’eau partout. Une demi-heure plus tard, après avoir contourné les dernières roches le long de la grève, la goélette prenait son mouillage dans la crique des Pingouins, à deux milles de l’extrémité du cap Saint-Barthélemy.

Chapitre VI – À la baie d’Elgor

 

L’opération du renflouage avait donc pleinement réussi. Mais tout n’était pas terminé. Il s’en fallait que la goélette eût entière sécurité dans cette anse creusée dans le littoral du cap Saint-Barthélemy. Elle y était trop exposée à la houle du large et aux tempêtes du nord-ouest. À l’époque des fortes marées d’équinoxe, elle n’aurait pas même pu rester vingt-quatre heures à cette relâche.

Kongre ne l’ignorait pas. Aussi, son intention était-elle d’abandonner l’anse, au jusant du lendemain, dont il comptait profiter pour remonter en partie le détroit de Lemaire.

Auparavant, toutefois, il était indispensable de compléter la visite du navire, de vérifier l’état de sa coque à l’intérieur. Bien qu’on eût cette certitude qu’il ne faisait pas d’eau, il se pouvait néanmoins que, sinon son bordage, du moins sa membrure eût souffert de l’échouage et qu’il fût nécessaire de procéder à des réparations en vue d’une traversée assez longue.

Kongre mit aussitôt ses hommes à la besogne, afin de déplacer le lest qui remplissait la cale jusqu’à la hauteur des varangues de bâbord et de tribord. On ne serait pas, d’ailleurs, obligé de le débarquer, ce qui épargnerait du temps et de la fatigue, le temps surtout, dont il importait de se montrer avare, dans la situation peu sûre où se trouvait la Maule.

La vieille ferraille, qui constituait le lest, fut d’abord reportée de l’avant à l’arrière dans la cale pour permettre d’examiner la partie antérieure du vaigrage.

Cet examen fut soigneusement fait par Kongre et Carcante, aidés d’un Chilien, nommé Vargas, qui avait travaillé autrefois comme charpentier dans les chantiers de construction de Valparaiso et connaissait bien ce métier.

Dans toute la portion comprise entre l’étrave et l’emplanture du mât de misaine, aucune avarie ne fut constatée. Varangues, membrure, bordé étaient en bon état ; chevillés en cuivre, ils ne se ressentaient pas du choc de l’échouage sur le banc de sable.

Le lest repoussé vers l’avant, la coque fut trouvée également intacte du mât de misaine au grand mât. Les épontilles n’étaient ni fléchies ni faussées, et l’échelle donnant accès au panneau central n’avait pas été déplacée.

On s’occupa alors du dernier tiers de la cale comprenant le fond de la voûte jusqu’à l’étambot.

Il y avait là une avarie de quelque importance. S’il n’existait pas de voie d’eau, la membrure de bâbord accusait un enfoncement sur une longueur d’un mètre et demi.