Aussi, le lendemain, se rendit-il à la caverne afin de renouveler ses provisions.

Il faisait à peine jour ; mais, se disant que la chaloupe reviendrait ce matin-là enlever tout ce qui devait être embarqué sur la goélette, il se hâta, non sans prendre les plus grandes précautions.

En tournant la falaise, il n’aperçut point la chaloupe, et la rive était déserte.

Vasquez entra donc dans la caverne.

Il s’y trouvait encore nombre d’objets, de ceux qui étaient sans valeur, et dont Kongre ne voulait sans doute pas embarrasser la cale de la Maule. Mais, lorsque Vasquez chercha biscuits et viande, quel fut son désappointement !

Tous les comestibles avaient été enlevés !… et, dans quarante-huit heures, les vivres lui manqueraient !…

Vasquez n’eut pas le temps de s’abandonner à ses réflexions. En ce moment, un bruit d’avirons se fit entendre. La chaloupe arrivait, ayant à bord Carcante et deux de ses compagnons.

Vasquez s’avança vivement jusqu’à l’entrée de la caverne, et, allongeant la tête au dehors, regarda.

La chaloupe accostait alors. Il n’eut que le temps de se rejeter à l’intérieur, puis de se cacher dans le coin le plus obscur, derrière un amas de voiles et d’espars dont la goélette n’aurait pu se charger, et qui resteraient dans la caverne.

Vasquez était bien décidé à vendre chèrement sa vie, en cas qu’il fût découvert. Le revolver qu’il portait toujours à sa ceinture, il s’en servirait. Mais, lui seul contre trois !…

Deux seulement franchirent l’orifice, Carcante et le charpentier Vargas. Kongre ne les avait pas accompagnés.

Carcante tenait un fanal allumé, et, suivi de Vargas, il fit choix de différents objets qui compléteraient le chargement de la goélette.

Tout en cherchant, ils causaient. Le charpentier dit :

« Nous voici au 17 février, et il est temps de démarrer.

– Eh bien, nous démarrerons, répondit Carcante.

– Dès demain ?

– Dès demain, je pense, puisque nous sommes parés.

– Encore faudra-t-il que le temps le permette ! observa Vargas.

– Sans doute, et il paraît être un peu menaçant ce matin… Mais cela se débrouillera.

– C’est que si nous étions retenus huit ou dix jours ici…

– Oui, dit Carcante, on courrait le risque de se rencontrer avec leur relève…

– Pas de ça… pas de ça ! s’écria Vargas. Nous ne sommes pas de force à enlever un navire de guerre.

– Non, c’est lui qui nous enlèverait, et probablement aux deux bouts de sa vergue de misaine ! répliqua Carcante, en agrémentant sa réponse d’un formidable juron.

– Enfin… reprit l’autre, il me tarde d’être à une centaine de milles en mer !

– Demain, je te le répète, demain ! affirma Carcante, ou il faudrait qu’il fît un vent à décorner les guanaques ! »

Vasquez entendait ces propos, immobile, respirant à peine. Carcante et Vargas allaient et venaient, le fanal à la main. Ils déplaçaient certains objets, ils en choisissaient d’autres et les mettaient de côté. Parfois, ils s’approchaient si près du coin où se blottissait Vasquez que celui-ci n’aurait eu qu’à étendre le bras pour leur appliquer son revolver sur la poitrine.

Cette visite prit une demi-heure, Carcante appela l’homme resté à la chaloupe. Celui-ci se hâta d’accourir, et prêta la main au transport des colis.

Carcante jeta un dernier coup d’œil à l’intérieur de la caverne.

« Dommage d’en laisser ! dit Vargas.

– Il le faut bien, répondit Carcante. Ah ! si la goélette jaugeait trois cents tonnes !… Mais nous emportons tout ce qu’il y a de plus précieux et j’ai idée que, là-bas, nous ferons encore de bonnes affaires. »

Ils sortirent alors, et bientôt l’embarcation, filant vent arrière, disparut au delà d’une pointe de la baie. Vasquez sortit à son tour, et regagna son abri.

Ainsi, dans quarante-huit heures, il n’aurait plus rien à manger, et, en partant, nul doute à ce sujet, Kongre et ses compagnons emporteraient toutes les réserves du phare, Vasquez n’y trouverait plus rien. Comment ferait-il pour vivre jusqu’au retour de l’aviso, qui, en admettant qu’il ne fût pas retardé, n’arriverait pas avant une quinzaine de jours ?

La situation, on le voit, était des plus graves. Ni le courage, ni l’énergie de Vasquez ne parviendraient à l’améliorer, à moins qu’il ne pût se nourrir de racines déterrées dans le bois de hêtres, ou de poissons pêchés dans la baie. Mais, pour cela, il fallait que la Maule eût quitté définitivement l’Île des États. Si quelque circonstance l’obligeait à demeurer encore plusieurs jours au mouillage, Vasquez mourrait inévitablement de faim dans sa grotte du cap San Juan.

La journée s’avançait, le ciel devenait plus menaçant. Des masses de nuages, épais, livides, s’accumulaient dans l’est. La force du vent s’accroissait à mesure qu’il halait le large. Les rapides risées qui couraient à la surface de la mer se changèrent bientôt en longues lames dont la crête se couronnait d’écume, et qui ne tarderaient pas à déferler avec fracas contre les roches du cap. Si ce temps continuait, la goélette ne pourrait assurément pas sortir à la marée du lendemain.

Or, avec le soir qui arrivait, il ne se produisit aucun changement dans l’état atmosphérique. Au contraire, la situation empira. Il ne s’agissait pas d’un orage dont la durée eût pu se limiter à quelques heures. Un coup de vent se préparait. On le voyait à la couleur du ciel et de la mer, aux nuages échevelés qui chassaient avec une croissante vitesse, au tumulte des lames contrariées par le courant, à leurs mugissements lorsqu’elles déferlaient sur les récifs. Un marin comme Vasquez ne pouvait s’y méprendre. Dans le logement du phare, la colonne barométrique était sûrement tombée au-dessous du degré de tempête.

Cependant, malgré le vent qui faisait rage, Vasquez n’était pas resté dans sa grotte.