C’est là que la bande s’était abritée pendant plusieurs années. C’est là qu’avaient été entassées toutes les épaves, or, argent, matières précieuses recueillis sur le littoral à mer basse. C’est là, enfin, que Kongre et les siens avaient passé de longs mois, vivant, d’abord, des provisions qu’ils possédaient au moment de leur débarquement, puis de celles procurées par un grand nombre de naufrages, dont plusieurs avaient été provoqués par eux.
De ces provisions, Vasquez ne prit que l’indispensable, de manière que Kongre et les autres ne s’aperçussent de rien : une petite caisse de biscuit de mer, un baril de corn-beef, un réchaud qui lui permettrait de faire du feu, une bouilloire, une tasse, une couverture de laine, une chemise et des bas de rechange, une capote cirée, deux revolvers avec une vingtaine de cartouches, un briquet, un fanal, de l’amadou. Il prit aussi deux livres de tabac pour sa pipe. D’ailleurs, d’après les propos qu’il avait entendus, les réparations de la goélette devaient durer plusieurs semaines, et il pourrait renouveler ses provisions.
Il convient de dire que, par précaution, trouvant l’étroite grotte qu’il occupait trop voisine de la caverne, et craignant d’y être découvert, il avait cherché un autre abri un peu plus éloigné et plus sûr.
C’est à cinq cents pas de là, sur le revers du littoral, au delà du cap San Juan, dans la partie du littoral en bordure du détroit, qu’il l’avait trouvé. Entre deux hautes roches qui contrebutaient la falaise, s’évidait une grotte dont on ne pouvait voir l’orifice. Pour y arriver, il fallait se glisser à travers cet entre-deux, qu’on distinguait à peine au milieu de l’amoncellement des blocs. Au plein du flot, la mer arrivait presque à leur base, mais ne montait jamais assez pour inonder cette cavité dont le sable fin ne contenait aucun coquillage et ne portait aucune trace d’humidité.
On eût passé cent fois devant cette grotte sans en soupçonner l’existence, et c’était par hasard si Vasquez l’avait découverte, quelques jours auparavant.
Ce fut donc là qu’il transporta les divers objets pris dans la caverne, et dont il allait faire usage.
Il était rare, d’ailleurs, que Kongre, Carcante ou d’autres vinssent sur cette partie de la côte. La seule fois qu’ils l’eussent fait, après une seconde visite à la caverne, Vasquez les avait aperçus lorsqu’ils s’arrêtèrent à la pointe du cap San Juan. Accroupi au fond de l’entre-deux, il ne pouvait être vu, et ne le fut pas.
Inutile d’ajouter qu’il ne s’aventurait jamais au dehors, sans les plus minutieuses précautions, le soir de préférence, surtout pour se rendre à la caverne. Avant de tourner l’angle de la falaise à l’entrée de la baie, il s’assurait que ni le canot ni la chaloupe n’étaient amarrés le long de la rive.
Mais combien le temps lui paraissait interminable dans sa solitude, et quels douloureux souvenirs revenaient sans cesse à sa mémoire ! Cette scène de carnage à laquelle il avait échappé, Felipe, Moriz, tombés sous les coups des assassins. Un irrésistible désir le prenait au cœur de rencontrer le chef de cette bande et de venger de ses propres mains la mort de ses infortunés camarades !…
« Non… non !… se répétait-il, ils seront punis tôt ou tard !… Dieu ne permettra pas qu’ils échappent au châtiment… Ils paieront ces crimes de leur vie !… »
Il oubliait combien la sienne tenait à peu de chose, tant que la goélette serait en relâche dans la baie d’Elgor.
« Et pourtant… s’écriait-il, qu’ils ne s’en aillent pas, ces misérables ! qu’ils soient encore là lorsque reviendra le Santa-Fé… que le Ciel les empêche de repartir !… »
Ce souhait serait-il accompli ? Il s’en fallait de plus de trois semaines que l’aviso pût être signalé au large de l’île !…
D’autre part, la durée de cette relâche ne laissait pas de surprendre Vasquez. Les avaries de la goélette étaient-elles donc si importantes qu’un mois n’avait pas suffi à leur complète réparation ?… Le livre de phare aurait dû renseigner Kongre sur la date à laquelle s’effectuerait la relève. Il ne pouvait ignorer que, s’il n’avait pas repris la mer avant les premiers jours de mars…
On était au 16 février. Vasquez, dévoré d’impatience et d’inquiétude, voulut savoir à quoi s’en tenir. Aussi quand le soleil fut couché, il gagna l’entrée de la baie, et remonta la rive nord, en se dirigeant vers le phare.
Bien que l’obscurité fût déjà profonde, il n’en risquait pas moins d’être rencontré si quelqu’un de la bande fût venu de ce côté. Il se glissait donc le long de la falaise avec précaution, regardant à travers l’ombre, s’arrêtant, écoutant s’il se produisait quelque bruit suspect.
Vasquez avait environ trois milles à faire pour atteindre le fond de la baie. C’était la direction contraire à celle qu’il avait suivie, en fuyant après le meurtre de ses camarades. Il ne fut pas plus vu qu’il ne l’avait été ce soir-là.
Vers neuf heures, il s’arrêtait à deux cents pas de l’enceinte du phare, et, de là, vit quelques lumières briller à travers les fenêtres de l’annexe. Un mouvement de colère, un geste de menace lui échappèrent, à la pensée que ces bandits étaient dans ce logement, à la place de ceux qu’ils avaient tués, de celui qu’ils tueraient, s’il tombait entre leurs mains !
De l’endroit où il se trouvait, Vasquez ne pouvait apercevoir la goélette, enveloppée d’ombre. Il dut s’approcher d’une centaine de pas, ne pensant pas qu’il y eût danger à le faire. Toute la bande était enfermée dans le logement. Personne n’en sortirait sans doute.
Vasquez s’approcha plus près encore. Il se glissa jusqu’à la grève de la petite crique. C’était à la marée de l’avant-veille que la goélette avait été déhalée du banc de sable. À présent, elle flottait, mouillée sur son ancre !
Ah ! s’il l’avait pu, s’il n’avait dépendu que de lui, avec quel plaisir il eût défoncé cette coque et l’eût coulée dans la crique.
Ainsi donc les avaries étaient réparées. Cependant, Vasquez avait fait cette remarque, que, si la goélette flottait, il s’en fallait d’au moins deux pieds qu’elle fût dans ses lignes d’eau. Cela indiquait qu’elle n’avait pas encore embarqué son lest, ni sa cargaison. Il se pouvait donc que le départ fût retardé de quelques jours. Mais, assurément, ce serait le dernier délai, et, dans quarante-huit heures peut-être, la Maule appareillerait, elle doublerait le cap San Juan, et disparaîtrait à l’horizon pour toujours.
Vasquez n’avait plus alors qu’une petite quantité de vivres.
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