On peut dire que toute cette bande d’oiseaux rapaces partit du même vol. La chaloupe fut aussitôt parée, une douzaine des hommes et leur chef y prirent place. Il fallu lutter à force d’avirons contre le vent qui soufflait en foudre et refoulait les eaux dans la baie. Une heure et demie suffit à peine pour atteindre les dernières falaises ; mais, avec l’aide de la voile, le retour s’effectuerait rapidement.

La chaloupe accosta la rive nord de la baie, en face de la caverne. Tous débarquèrent et se précipitèrent vers le lieu du naufrage.

C’est à ce moment qu’éclatèrent les cris qui interrompirent la conversation de John Davis et de Vasquez.

Aussitôt celui-ci rampa jusqu’à l’entrée de la grotte, en prenant garde de ne point être aperçu.

Un instant après, John Davis s’était glissé près de lui :

« Vous ! lui dit Vasquez. Laissez-moi seul !… Il vous faut du repos.

– Non, répondit John Davis. Je suis tout à fait bien, maintenant. Et, moi aussi, je viens voir ce troupeau de bandits. »

C’était un homme énergique, ce second du Century, non moins résolu que Vasquez, un de ces fils d’Amérique au tempérament de fer, et, certes, il devait avoir, comme on dit vulgairement, « l’âme chevillée au corps » pour que l’une ne se fût pas séparée de l’autre après le naufrage du trois-mâts !

En même temps excellent marin. Il avait servi comme premier maître dans la flotte des États-Unis avant de naviguer au commerce, et, au retour du Century à Mobile, Harry Steward devant prendre sa retraite, les armateurs avaient résolu de lui confier le commandement du navire.

C’était pour lui un autre motif de colère et de haine. De ce navire dont il allait bientôt être le capitaine, il ne voyait plus maintenant que des débris informes livrés à une bande de pillards.

Si Vasquez avait jamais besoin qu’on relevât son courage, c’était bien là l’homme qu’il fallait !

Mais, si déterminés, si braves qu’ils fussent tous deux, qu’auraient-ils pu contre Kongre et ses compagnons ?

En s’abritant derrière les roches, Vasquez et John Davis observèrent prudemment le littoral jusqu’à l’extrémité du cap San Juan.

Kongre, Carcante et les autres s’étaient arrêtés d’abord à cet angle où l’ouragan venait de pousser une moitié de la coque du Century à l’état de débris entassés au pied de la falaise.

Les pillards se trouvaient à moins de deux cents pas de la grotte, d’où l’on distinguait facilement leurs traits. Ils étaient vêtus de capotes de toile cirée, étroitement serrées à leur taille, afin de ne point donner prise au vent, et coiffés de surouëts qu’une forte patte maintenait au menton. Qu’ils eussent de la peine à résister à la poussée des rafales, cela se voyait. Parfois, il leur fallait s’arc-bouter contre une épave ou une roche pour ne point être renversés.

Vasquez désigna à John Davis ceux qu’il connaissait pour les avoir vus lors de leur première visite à la caverne.

« Ce grand, lui dit-il, là, près de l’étrave du Century, c’est celui auquel ils donnent le nom de Kongre.

– Leur chef ?

– Leur chef.

– Et l’homme avec lequel il cause ?

– C’est Carcante, son second… et, je l’ai bien vu d’en haut, un de ceux qui ont frappé mes camarades.

– Et vous lui casseriez volontiers la tête ? dit John Davis.

– À lui et à son chef, comme à des chiens enragés ! » répondit Vasquez.

Il s’écoula près d’une heure avant que les pillards eussent achevé de visiter cette partie de la coque. Ils avaient voulu en fouiller tous les coins. Le nickel, qui formait la cargaison du Century, et dont ils n’avaient que faire, serait laissé sur la grève. Mais, en ce qui concernait la pacotille embarquée sur le trois-mâts, peut-être comportait-elle des objets à leur convenance. En effet, on les vit transporter deux ou trois caisses et autant de ballots que Kongre fit porter à bord de la chaloupe.

« Si ces gueux cherchent de l’or, de l’argent, des bijoux de prix ou des piastres, ils n’en trouveront pas, dit John Davis.

– C’est là ce qu’ils préfèrent, bien entendu, répondit Vasquez. Il y en avait dans la caverne, et il faut que les navires qui se sont perdus sur ce littoral aient eu à bord une certaine quantité de matières précieuses. Aussi, la goélette doit-elle maintenant avoir une cargaison de prix, Davis.

– Je comprends, répliqua celui-ci, qu’ils aient hâte de la mettre en sûreté… Mais peut-être n’auront-ils pas cette chance !

– Il faudrait, pour cela, que le mauvais temps se maintînt pendant quinze jours, objecta Vasquez.

– Ou que nous trouvions un moyen… »

John Davis n’acheva pas sa pensée… En somme, comment empêcher la goélette de prendre le large, dès que, cette tempête ayant épuisé sa violence, le temps serait redevenu maniable, la mer serait redevenue calme ?

En ce moment, les pillards, abandonnant cette moitié du navire, se dirigèrent vers l’autre, sur le lieu d’échouage, à la pointe même du cap. De la place qu’ils occupaient, Vasquez et John Davis pouvaient encore les apercevoir, mais d’un peu plus loin.

La marée baissait, et, bien qu’elle fût refoulée par le vent, la surface des récifs découvrait en grande partie. Il était assez facile d’atteindre la carcasse du trois-mâts.

Kongre et deux ou trois autres s’y introduisirent alors. C’était, à l’arrière du navire, sous la dunette, qu’était la cambuse, ainsi que John Davis le dit à Vasquez.

Très probablement, cette cambuse devait avoir été ravagée par les paquets de mer. Il était néanmoins possible qu’une certaine quantité de provisions fût encore intacte.

En effet, plusieurs des hommes en sortirent des caisses de conserves, quelques barils et fûts qu’ils roulèrent sur le sable et dirigèrent vers la chaloupe. Des ballots de vêtements furent aussi retirés des débris de la dunette et emportés du même côté.

Les recherches durèrent environ deux heures ; puis Carcante et deux de ses compagnons, munis de haches, s’attaquèrent au couronnement qui, par suite de la bande du navire, n’était qu’à deux ou trois pieds du sol.

« Que font-ils donc ? demanda Vasquez. Est-ce que le bâtiment n’est pas assez démoli ? Pourquoi diable vouloir l’achever ?

– Ce qu’ils veulent, je le devine, répondit John Davis, c’est que rien ne reste ni de son nom ni de sa nationalité. C’est qu’on ne sache jamais que le Century s’est perdu dans ces parages de l’Atlantique ! »

John Davis ne se trompait pas. Quelques instants après, Kongre sortait de la dunette avec le pavillon américain trouvé dans la chambre du capitaine, et il déchirait l’étamine en mille pièces.

« Ah ! le gueux ! s’écria John Davis, le pavillon… le pavillon de mon pays ! »

C’est à peine si Vasquez eut le temps de l’arrêter par le bras, au moment où, n’étant plus maître de lui, il allait s’élancer sur la grève !… Le pillage terminé – et la chaloupe en aurait sa pleine charge – Kongre et Carcante remontèrent au pied de la falaise. En se promenant, ils passèrent deux ou trois fois devant l’entre-deux des roches au fond duquel s’évidait la grotte. Vasquez et John Davis purent alors entendre ce qu’ils disaient :

« Il sera encore impossible de partir demain.

– Oui. Je crains même que ce mauvais temps ne dure quelques jours.

– Eh ! nous n’aurons pas perdu au retard…

– Sans doute, mais j’espérais trouver mieux dans un américain de ce tonnage !… Le dernier que nous avons attiré sur les récifs nous a valu cinquante mille dollars…

– Les naufrages se suivent et ne se ressemblent pas ! répondit Carcante avec philosophie.