Nous avons eu affaire à des gueux, voilà tout. »
John Davis, exaspéré, avait saisi un revolver, et, dans un mouvement de colère irréfléchie, il aurait cassé la tête au chef de la bande, si Vasquez ne l’eût retenu de nouveau.
« Oui, vous avez raison ! reconnut John Davis. Mais je ne puis me faire à cette idée que ces misérables restent impunis… Et pourtant, si leur goélette réussit à quitter l’île, où les retrouver… où les poursuivre ?
– La tempête ne paraît pas se calmer, observa Vasquez. Même si le vent vient à remonter, la mer restera houleuse pendant plusieurs jours encore… Ils ne sont pas sortis de la baie, croyez-moi.
– Oui, Vasquez, mais ce n’est pas avant le commencement du mois prochain que doit arriver l’aviso, m’avez-vous dit ?
– Peut-être plus tôt, Davis, qui sait ?…
– Dieu le veuille, Vasquez, Dieu le veuille ! »
Ce qui n’était que trop évident, c’est que la tourmente ne perdait rien de sa violence, et, sous cette latitude, même pendant la saison d’été, ces troubles de l’atmosphère durent parfois une quinzaine. Si le vent halait le sud, il amènerait les vapeurs de la mer antarctique, où la saison hivernale ne tarderait pas à commencer. Déjà, les baleiniers devaient songer à quitter les parages polaires, car, dès le mois de mars, les nouvelles glaces se forment en avant de la banquise.
Mais, enfin, il était à craindre que, dans quatre ou cinq jours, il ne se produisît une accalmie, dont la goélette profiterait pour reprendre la mer.
Il était quatre heures lorsque Kongre et ses compagnons se rembarquèrent. Sa voile hissée, la chaloupe eut disparu en quelques instants en suivant la rive nord de la baie.
Avec le soir, les rafales s’accentuèrent. Une pluie froide et cinglante se déversa à torrents des nuages venus du sud-est.
Vasquez et John Davis ne purent quitter la grotte. Le froid fut même assez vif, et ils durent faire du feu pour se réchauffer. Le petit foyer fut allumé au fond de l’étroit couloir. Le littoral étant désert, l’obscurité profonde, ils n’avaient rien à redouter.
La nuit fut horrible. La mer venait battre le pied de la falaise. C’était à croire qu’un mascaret, ou plutôt un raz de marée se précipitait sur la côte est de l’île. Assurément, une houle effrayante devait pénétrer au fond de la baie, et Kongre aurait fort à faire pour maintenir le Carcante à son mouillage.
« Puisse-t-il être mis en pièces, répétait John Davis, et ses débris dériver au large avec la marée prochaine ! »
Quant à la coque du Century, il n’en resterait plus le lendemain que les débris coincés entre les roches ou épars sur la grève.
La tourmente avait-elle atteint son maximum d’intensité ? C’est ce que Vasquez et son compagnon eurent hâte d’observer dès l’aube.
Il n’en était rien. Impossible d’imaginer un pareil trouble des éléments. Les eaux du ciel se confondaient avec celles de la mer. Et il en fut de même pendant toute la journée et pendant la nuit suivante. Durant ces quarante-huit heures, aucun navire ne parut en vue de l’île, et l’on comprend qu’ils voulussent s’écarter à tout prix de ces dangereuses terres de la Magellanie battues directement par la tempête. Ce n’est ni dans le détroit de Magellan ni dans le détroit de Lemaire qu’ils eussent trouvé refuge contre les assauts d’un tel ouragan. Le salut pour eux c’était la fuite, et il leur fallait devant l’étrave la libre étendue des mers.
Ainsi que le prévoyaient John Davis et Vasquez, la coque du Century était entièrement détruite, et d’innombrables débris couvraient la grève jusqu’à la base de la falaise.
Heureusement, la question de nourriture ne devait pas préoccuper Vasquez et son compagnon. Avec les conserves qui provenaient du Century, ils auraient pu s’alimenter pendant un mois et plus. D’ici là, peut-être dans une douzaine de jours, le Santa-Fé serait arrivé en vue de l’île. Les gros temps auraient pris fin alors, et l’aviso ne craindrait pas de venir reconnaître le cap San Juan.
C’est du navire, si passionnément attendu, que tous deux causaient le plus souvent.
« Que la tempête dure pour empêcher la goélette de sortir, et qu’elle cesse pour permettre au Santa-Fé de venir, voilà ce qu’il faudrait, s’écriait naïvement Vasquez.
– Ah ! répondait John Davis, si nous disposions des vents et de la mer, ce serait chose faite.
– Malheureusement, cela n’appartient qu’à Dieu.
– Il ne voudra pas que ces misérables échappent au châtiment de leurs crimes », affirmait John Davis, s’appropriant les termes mêmes employés par Vasquez quelque temps auparavant.
Tous deux ayant le même sujet de haine et la même soif de vengeance, ils étaient unis dans la même pensée.
Le 21 et le 22, la situation ne se modifia pas, sensiblement du moins. Peut-être le vent indiquait-il une certaine tendance à remonter au nord-est. Mais, après une heure d’hésitation, il retomba, et ramena sur l’île tout le cortège de ces épouvantables rafales.
Il va sans dire que ni Kongre ni aucun des siens n’avaient reparu. Ils étaient occupés, sans doute, à préserver la goélette de toute avarie dans cette crique que les marées grossies par l’ouragan devaient remplir à pleins bords.
Le 23, dans la matinée, les conditions atmosphériques s’améliorèrent un peu. Après quelque indécision, le vent parut se fixer au nord-nord-est. Des éclaircies, rares d’abord, puis plus vastes, dégagèrent l’horizon du sud. La pluie cessa, et, si le vent soufflait toujours avec violence, le ciel s’éclaircissait par degrés. La mer, il est vrai, restait démontée, et les lames déferlaient rageusement sur le littoral. Aussi l’entrée de la baie ne redevenait-elle point praticable, et, bien certainement, la goélette ne pourrait se mettre en route ni ce jour-là ni le lendemain.
Kongre et Carcante profiteraient-ils de cette légère accalmie pour revenir au cap San Juan, afin d’observer l’état de la mer ?
C’était possible, c’était probable même, et les mesures de prudence ne furent pas négligées.
De grand matin, cependant, leur arrivée n’était point à craindre.
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