La marée qui devait descendre à six heures du soir favoriserait la sortie de la baie d’Elgor. La goélette arriverait à la hauteur du cap San Juan vers sept heures et le long crépuscule de ces hautes latitudes lui permettrait de le doubler avant la nuit.
Assurément, elle aurait pu partir avec le jusant du matin, n’eût été la brume. En effet, tout était paré à bord, cargaison complétée, vivres en abondance, ceux qui provenaient du Century et ceux qui avaient été retirés des magasins du phare. Il ne restait dans l’annexe du phare que le mobilier et les ustensiles, dont Kongre ne voulait point embarrasser la cale suffisamment pleine. Bien qu’on l’eût allégée d’une partie de son lest, la goélette enfonçait de quelques pouces de plus que son tirant d’eau normal, et il n’eût pas été prudent de noyer davantage sa ligne de flottaison.
Un peu après midi, tandis qu’ils se promenaient dans l’enceinte, Carcante dit à Kongre :
« Le brouillard commence à se lever et nous allons avoir la vue du large. Avec ces brumailles-là, le vent calmit d’ordinaire, et la mer tombe plus rapidement.
– Je crois que nous sortirons enfin cette fois, répondit Kongre, et que rien ne gênera notre navigation jusqu’au détroit…
– Et au delà, j’espère, acheva Carcante. La nuit sera obscure cependant, Kongre. Nous sommes à peine au premier quartier de la lune, et le croissant va disparaître presque en même temps que le soleil…
– Peu importe, Carcante, et je n’ai besoin ni de lune ni d’étoiles pour longer l’île !… Je connais toute la côte nord et je compte doubler les îlots de New-Year et le cap Colnett à bonne distance pour parer leurs roches !…
– Demain nous serons loin, Kongre, avec ce vent de nord-est, et du large dans nos voiles.
– Demain, nous aurons perdu de vue le cap Saint-Barthélemy, et j’espère bien que, le soir venu, l’Île des États nous restera à une vingtaine de milles par notre arrière.
– Ce ne sera pas trop tôt, Kongre, depuis le temps que nous y sommes.
– Est-ce que tu le regrettes, Carcante ?…
– Non, maintenant que c’est fini, et puisque nous y aurons fait fortune, comme on dit, et qu’un bon navire va nous emporter avec nos richesses !… Mais, mille diables, j’ai bien cru que tout était perdu, quand la Maule… non, le Carcante, est entré dans la baie avec une voie d’eau ! Si nous n’avions pu réparer les avaries, qui sait combien de temps encore il aurait fallu séjourner dans l’île. À l’arrivée de l’aviso, nous aurions été obligés de retourner au cap Saint-Barthélemy… Et j’en ai assez, moi, du cap Saint-Barthélemy !
– Oui, répondit Kongre, dont la farouche figure s’obscurcissait, et même la situation eût été bien autrement grave !… En voyant le phare sans gardiens, le commandant du Santa-Fé aurait pris des mesures… Il se serait livré à des recherches… Il aurait fouillé toute l’île, et qui sait s’il n’aurait pas découvert notre retraite ?… Et puis, n’aurait-il pu être rejoint par le troisième gardien qui nous a échappé ?
– Ce n’était pas à craindre, Kongre. Nous n’avons jamais trouvé ses traces, et comment, sans aucune ressource, aurait-il pu vivre depuis près de deux mois ! Car voilà bientôt deux mois que le Carcante… – ah ! je n’ai point oublié son nouveau nom cette fois – est venu au mouillage de la baie d’Elgor, et, à moins que ce brave gardien n’ait vécu tout ce temps de poisson cru et de racines…
– Après tout, nous serons partis avant le retour de l’aviso, dit Kongre, et c’est plus sûr.
– Il ne doit guère arriver que dans une huitaine de jours, à s’en rapporter au livre du phare, déclara Carcante.
– Et, dans huit jours, ajouta Kongre, nous serons déjà loin du cap Horn, en route pour les Salomon ou les Nouvelles-Hébrides.
– Entendu, Kongre. Je vais monter une dernière fois à la galerie pour observer la mer. S’il y a quelque bâtiment en vue…
– Eh ! que nous importe, fit Kongre, en haussant les épaules. L’Atlantique et le Pacifique sont à tout le monde. Le Carcante a ses papiers en règle. Le nécessaire a été fait à cet égard, tu peux t’en fier à moi. Et, si même le Santa-Fé le rencontrait à l’entrée du détroit, il lui rendrait son salut, car une politesse en vaut une autre ! »
On le voit, Kongre ne doutait pas de la réussite de ses projets. Il semblait bien d’ailleurs que tout concourait à les favoriser.
Tandis que son capitaine redescendait vers la crique, Carcante monta l’escalier, et, parvenu à la galerie, il y resta en observation pendant une heure.
Le ciel était alors complètement nettoyé et la ligne de l’horizon, reculée d’une douzaine de milles, se montrait dans toute sa netteté. La mer, encore agitée cependant, n’était plus blanchie par les lames déferlantes, et, si la houle demeurait assez forte, elle ne pourrait gêner la goélette. D’ailleurs, dès qu’on serait engagé dans le détroit, on trouverait la mer belle, et l’on naviguerait comme sur un fleuve, à l’abri de la terre et vent arrière.
Au large, nul autre navire qu’un trois-mâts qui, vers deux heures, parut un instant dans l’est, et à une distance telle que, sans sa longue-vue, Carcante n’aurait pu reconnaître sa voilure. Il courait au nord, d’ailleurs. Il n’était donc pas à destination de l’Océan Pacifique, et il ne tarda pas à disparaître.
Une heure plus tard, il est vrai, Carcante eut un sujet d’inquiétude et se demanda s’il ne fallait pas en référer à Kongre.
Une fumée venait de se montrer dans le nord-nord-est, lointaine encore. C’était donc un steamer qui descendait vers l’Île des États ou vers le littoral de la Terre-de-Feu.
Les mauvaises consciences rendent aisément craintif. Il suffit de cette fumée pour que Carcante éprouvât de sérieuses émotions.
« Serait-ce l’aviso ?… » se dit-il.
À vrai dire on n’était qu’au 25 du mois de février, et le Santa-Fé ne devait arriver que dans les premiers jours de mars !… Aurait-il avancé son départ ?… Si c’était lui, dans deux heures, il serait par le travers du cap San Juan… Tout serait perdu… Fallait-il renoncer à la liberté, au moment de la conquérir, et retourner à l’affreuse existence du cap Saint-Barthélemy ?
À ses pieds, Carcante voyait la goélette qui se balançait gracieusement, comme si, vraiment, elle eût voulu le narguer. Tout était paré. Elle n’avait plus qu’à lever l’ancre pour appareiller… Mais elle n’aurait pu, avec vent contraire, refouler le flot qui commençait à monter, et la mer ne serait pas étale avant deux heures et demie.
Impossible donc d’avoir pris le large avant l’arrivée de ce steamer, et si c’était l’aviso…
Carcante ne retint pas un juron qui l’étouffait. Il ne voulut pas, cependant, déranger Kongre, très occupé de ses derniers préparatifs, avant d’être sûr de son fait, et il demeura seul en observation dans la galerie du phare.
Le bâtiment approchait rapidement, ayant pour lui le courant et la brise. Son capitaine poussait activement les feux, car une épaisse fumée se dégageait de la cheminée que Carcante ne pouvait encore apercevoir, derrière la voilure fortement tendue. Aussi ce navire donnait-il une assez forte bande sur tribord. Il ne tarderait pas à se trouver par le travers du cap San Juan, s’il continuait à cette allure.
Carcante ne quittait pas la longue-vue, et son inquiétude allait croissant à mesure que diminuait la distance du steamer. Cette distance fut bientôt réduite à quelques milles, et la coque du navire devint en partie visible.
Ce fut au moment où les craintes de Carcante étaient le plus vives, qu’elles se dissipèrent soudain.
Le steamer venait de laisser porter, preuve qu’il cherchait à gagner le détroit, et tout son gréement apparut aux regards de Carcante.
C’était un bâtiment à vapeur, qui devait jauger de douze à quinze cents tonneaux, et qu’on ne pouvait confondre avec le Santa-Fé.
Carcante, de même que Kongre et ses compagnons, connaissait bien l’aviso, qu’il avait aperçu à plusieurs reprises pendant sa longue relâche à la baie d’Elgor.
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