Aussi John Davis et Vasquez se hasardèrent-ils hors de la grotte, qu’ils n’avaient pas quittée depuis quarante-huit heures.

« Le vent tiendra-t-il là ? interrogea Vasquez.

– Je le crains, répondit John Davis, que son instinct de marin ne trompait guère. Il nous aurait fallu encore dix jours de mauvais temps… dix jours !… et nous ne les aurons pas. »

Les bras croisés, il regardait le ciel, il regardait la mer.

Cependant, Vasquez s’étant éloigné de quelques pas, il le suivit en longeant la falaise.

Soudain, son pied heurta un objet à demi enfoncé dans le sable, près d’une roche, et qui rendit au choc un son métallique. Il se baissa et reconnut la caisse qui renfermait la provision de poudre du bord, tant pour les mousquets que pour les deux caronades de quatre que le Century employait à ses signaux.

« Nous n’en avons que faire, dit-il. Ah ! s’il était possible de l’allumer dans la cale de la goélette qui porte ces bandits !

– Il n’y faut pas penser, répondit Vasquez en secouant la tête. N’importe, je prendrai cette caisse en revenant, et je la mettrai à l’abri dans la grotte. »

Ils continuèrent à descendre la grève et se dirigeaient vers le cap dont ils ne pourraient d’ailleurs atteindre l’extrême pointe, tant, à cette heure du plein de la mer, la houle y déferlait encore avec fureur, lorsque, arrivé aux récifs, Vasquez aperçut dans un creux de roche une des petites bouches à feu qui avait roulé jusque-là, avec son affût, après l’échouage du Century.

« Voici qui vous appartient, dit-il à John Davis, ainsi que ces quelques boulets que les lames ont jetés là. »

Et, comme la première fois, John Davis de répéter :

« Nous n’en avons que faire !…

– Qui sait ? répliqua Vasquez. Puisque nous avons de quoi charger cette caronade, l’occasion se présentera peut-être de s’en servir…

– J’en doute, répondit son compagnon.

– Pourquoi pas, Davis ? Puisque le phare n’est plus allumé, la nuit, s’il se présentait un navire, dans les conditions où est venu le Century, ne pourrions-nous signaler la côte à coups de canon ? »

John Davis regardait son compagnon avec une singulière fixité. Il semblait qu’une pensée toute différente lui traversait l’esprit. Il se borna à répondre :

« C’est là l’idée qui vous est venue, Vasquez ?…

– Oui, Davis, je ne pense pas qu’elle soit mauvaise. Certes, les détonations seraient entendues au fond de la baie… Elles révéleraient notre présence sur cette partie de l’île… Les bandits se mettraient à notre recherche… Ils nous découvriraient peut-être… et cela nous coûterait la vie !… Mais combien de vies aurions-nous sauvées en échange des nôtres, et enfin nous aurions fait notre devoir !

– Il existe peut-être une autre manière de faire notre devoir ! » murmura John Davis, sans s’expliquer davantage. Cependant, il ne fit plus d’objections, et, conformément à l’avis de Vasquez, la caronade fut traînée jusqu’à la grotte ; puis, on y transporta l’affût, les boulets et la caisse de poudre. Ce travail fut très pénible et exigea un temps très long. Lorsque Vasquez et John Davis rentrèrent pour déjeuner, la hauteur du soleil au-dessus de l’horizon indiquait qu’il devait être environ dix heures.

Or, à peine étaient-ils hors de vue, que Kongre, Carcante et le charpentier Vargas tournaient l’angle de la falaise. La chaloupe aurait eu trop à faire contre le vent et la marée qui commençait à monter dans la baie. Ils avaient fait la route à pied, par le rivage. Cette fois ce n’était pas pour piller.

Observer l’état du ciel et l’état de la mer, depuis l’embellie du matin, voilà ce qui les avait décidés à venir, ainsi que l’avait pressenti Vasquez. Assurément, ils reconnaîtraient que le Carcante courait de grands dangers à vouloir sortir de la baie, et qu’il ne pourrait lutter contre les grosses lames déferlant du large. Avant d’être dans le détroit, où, pour gagner vers l’ouest, il trouverait du vent arrière, il lui faudrait doubler le cap San Juan, et il risquerait de faire côte, ou tout au moins de recevoir quelque mauvais coup de mer.

Tel fut bien l’avis de Kongre et de Carcante. Arrêtés près du lieu d’échouage où il ne restait plus que de rares débris de l’arrière du Century, ils avaient peine à se maintenir contre le vent. Ils parlaient avec animation, ils gesticulaient, montraient l’horizon de la main, en reculant parfois, lorsqu’une lame, toute blanche à sa crête, déferlait sur la pointe.

Ni Vasquez ni son compagnon ne les perdirent de vue pendant la demi-heure qu’ils passèrent à surveiller l’entrée de la baie. Ils s’en allèrent enfin, non sans s’être souvent retournés, puis disparurent au tournant de la falaise et reprirent le chemin du phare.

« Les voilà partis, dit Vasquez. Mille millions de trilliards, qu’ils reviennent donc pendant quelques jours encore observer la mer au large de l’île ! »

Mais John Davis secoua la tête. Il était trop évident pour lui que la tourmente aurait pris fin dans quarante-huit heures. La houle serait tombée alors, sinon complètement, assez, du moins, pour permettre à la goélette de doubler le cap San Juan.

Cette journée, Vasquez et John Davis la passèrent en partie sur le littoral. La modification de l’état atmosphérique s’accentuait. Le vent paraissait fixé dans le nord-nord-est, et un bâtiment n’eût pas tardé à larguer les ris de sa misaine et de ses huniers pour donner dans le détroit de Lemaire.

Le soir arrivé, Vasquez et John Davis rentrèrent dans la grotte ; ils apaisèrent leur faim avec le biscuit et le corn-beef, leur soif, avec de l’eau mêlée de brandy. Puis, Vasquez se disposait à s’envelopper de sa couverture, lorsque son compagnon l’arrêta.

« Avant de vous endormir, Vasquez, écoutez donc une proposition que j’ai à vous faire.

– Parlez, Davis.

– Vasquez, je vous dois la vie, et je ne voudrais rien faire qui n’eût votre approbation… Voici une idée que je vous soumets. Examinez-la, et répondez ensuite sans crainte de me désobliger.

– Je vous écoute, Davis.

– Le temps change, la tempête est finie, la mer va redevenir calme. Je m’attends à ce que la goélette appareille dans quarante-huit heures au plus.

– Ce n’est malheureusement que trop probable ! » répliqua Vasquez en complétant sa pensée d’un geste qui signifiait : « Nous n’y pouvons rien ! »

John Davis reprit :

« Oui, avant deux jours, elle se montrera au bas de la baie, elle sortira, elle doublera le cap, elle disparaîtra dans l’ouest, elle descendra le détroit, on ne la verra plus, et vos camarades, Vasquez, et mon capitaine, mes compagnons du Century ne seront pas vengés !… »

Vasquez avait baissé la tête ; puis, la relevant, il regarda John Davis dont la figure s’éclairait des dernières lueurs du foyer.

Celui-ci continua :

« Une seule éventualité pourrait empêcher le départ de la goélette, ou, du moins, le retarder jusqu’à l’arrivée de l’aviso : quelque avarie qui l’obligerait à retourner au fond de la baie… Eh bien, nous avons un canon, de la poudre, des projectiles… Mettons ce canon sur son affût à l’angle de la falaise, chargeons-le, et, quand la goélette passera, tirons en plein dans sa coque… Qu’elle ne coule pas du coup, c’est possible, mais, pour la longue traversée qu’elle entreprend, son équipage n’osera s’y risquer avec une nouvelle avarie… Les misérables seront forcés de retourner au mouillage afin de se réparer… Il faudra débarquer la cargaison… Cela exigera peut-être toute une semaine… et, d’ici là, le Santa-Fé… »

John Davis se tut, il avait pris la main de son compagnon, il la pressait.

Sans hésiter, Vasquez ne lui répondit que ce mot :

« Faites ! »

Chapitre XII – Au sortir de la baie

 

Ainsi que cela se produit souvent à la suite d’une forte tempête, l’horizon fut voilé de brumes dans la matinée du 25 février. Mais, en remontant, le vent avait calmi, et les indices d’un changement de temps étaient manifestes.

Ce jour-là, il fut décidé que la goélette quitterait son mouillage, et Kongre fit ses préparatifs d’appareillage pour l’après-midi. Il y avait lieu de croire que le soleil aurait alors dissipé les vapeurs accumulées à son lever.