Chaque nuit les lampes fonctionnèrent sous la surveillance de l’un des gardiens posté dans la chambre de quart, tandis que les deux autres se reposaient dans le logement. Le jour, les divers appareils étaient visités, nettoyés, munis de mèches nouvelles au besoin, et mis en état de projeter leurs puissants rayons au coucher du soleil.
Entre temps, suivant les indications du service, Vasquez et ses camarades descendaient la baie d’Elgor jusqu’à la mer, soit à pied en suivant l’un ou l’autre rivage, soit dans l’embarcation laissée à la disposition des gardiens, une chaloupe demi-pontée gréée d’une misaine et d’un foc, qui s’abritait dans une petite crique où elle n’avait rien à craindre, de hautes falaises la protégeant contre les vents de l’est, les seuls à redouter.
Il va de soi que, lorsque Vasquez, Felipe et Moriz faisaient ces excursions dans la baie ou aux alentours de l’enceinte, l’un d’eux restait toujours de garde dans la galerie supérieure du phare. En effet, il pouvait arriver qu’un bâtiment vînt à passer en vue de l’Île des États et voulût envoyer son numéro. Il importait donc que l’un des gardiens fût toujours à son poste. Du terre-plein, on n’apercevait la mer que de l’est au nord-est. Dans les autres directions, les falaises arrêtaient le regard à quelques centaines de toises de l’enceinte. D’où cette obligation de se tenir en permanence dans la chambre de quart, afin de pouvoir communiquer avec les navires.
Les premiers jours qui suivirent le départ de l’aviso ne furent marqués par aucun incident. Le temps demeurait beau, la température assez élevée. Le thermomètre accusait parfois dix degrés au-dessus du zéro centigrade. Le vent soufflait du large, et généralement en petite brise entre le lever et le coucher du soleil ; puis, avec le soir, il halait la terre, c’est-à-dire qu’il remontait au nord-ouest, et venait des vastes plaines de la Patagonie et de la Terre-de-Feu. Il y eut cependant quelques heures de pluie, et, comme la chaleur s’accroissait, il fallait s’attendre à de prochains orages, qui pourraient modifier l’état atmosphérique.
Sous l’influence des rayons solaires, qui acquéraient une force vivifiante, la flore commença à se manifester dans une certaine mesure. La prairie voisine de l’enceinte, entièrement dépouillée du manteau blanc de l’hiver, montrait son tapis d’un vert pâle. Dans le bois des hêtres antarctiques, on aurait même eu plaisir à s’étendre sous les frondaisons nouvelles. Le ruisseau largement alimenté coulait à pleins bords jusqu’à la crique. Les mousses, les lichens reparaissaient au pied des arbres et tapissaient le flanc des roches, de même que ces cochléarias si efficaces contre les affections scorbutiques. Enfin, si ce n’était pas le printemps – ce joli mot n’a pas cours en Magellanie – c’était l’été qui pour quelques semaines encore régnait sur l’extrême limite du continent américain.
Cette journée finie, avant que le moment ne fût venu d’allumer le phare, Vasquez, Felipe et Moriz, assis tous trois sur le balcon circulaire qui régnait autour de la lanterne, causaient suivant leur habitude, et tout naturellement le gardien-chef dirigeait et entretenait la conversation.
« Eh bien, garçons, dit-il après avoir consciencieusement bourré sa pipe – exemple qui fut suivi par les deux autres – cette nouvelle existence ?… commencez-vous à vous y faire ?
– Bien sûr, Vasquez, répondit Felipe. Ce n’est point en si peu de temps que l’on peut avoir grand ennui ni grande fatigue.
– En effet, ajouta Moriz, mais nos trois mois passeront plus vite que je ne l’aurais cru.
– Oui, mon garçon, ils fileront comme une corvette sous ses cacatois, ses perruches, ses ailes de pigeons et ses bonnettes !
– En fait de bâtiments, fit observer Felipe, nous n’en avons pas aperçu un seul aujourd’hui, pas même à l’horizon…
– Il en viendra, Felipe, il en viendra, répliqua Vasquez, en arrondissant sa main sur ses yeux comme pour s’en faire une longue-vue. Ce ne serait pas la peine d’avoir élevé ce beau phare sur l’Île des États, un phare qui envoie ses éclats jusqu’à dix milles au large, pour que pas un navire ne vînt en profiter.
– D’ailleurs, il est tout nouveau, notre phare, observa Moriz.
– Comme tu dis, garçon ! répliqua Vasquez, et il faut le temps aux capitaines pour apprendre que cette côte est éclairée maintenant. Quand ils le sauront, ils n’hésiteront pas à la ranger de plus près et à donner dans le détroit au grand avantage de leur navigation ! Mais ce n’est pas tout de savoir qu’il y a un phare, encore faut-il être sûr qu’il est toujours allumé, depuis le coucher du soleil jusqu’à son petit lever.
– Cela ne sera bien connu, fit remarquer Felipe, qu’après le retour du Santa-Fé à Buenos-Ayres.
– Juste, garçon, déclara Vasquez, et, lorsqu’on aura publié le rapport du commandant Lafayate, les autorités s’empresseront de le répandre dans tout le monde maritime. Mais déjà la plupart des navigateurs ne doivent pas ignorer ce qui s’est fait ici.
– Quant au Santa-Fé, qui n’est parti que depuis cinq jours, reprit Moriz, sa traversée durera…
– Ce qu’elle durera, interrompit Vasquez, pas plus d’une semaine encore, je suppose ! Le temps est beau, la mer est calme, le vent souffle du bon côté… L’aviso a du largue dans ses voiles jour et nuit, et, en y ajoutant sa machine, je serais bien étonné s’il ne filait pas ses neuf à dix nœuds.
– À l’heure qu’il est, dit Felipe, il doit avoir dépassé le détroit de Magellan et doublé le cap des Vierges d’une quinzaine de milles.
– Sûr, mon garçon, déclara Vasquez. En ce moment, il longe la côte patagone, et il peut défier à la course les chevaux des Patagons… Dieu sait, pourtant, si, dans ce pays-là, hommes et bêtes détalent comme une frégate de premier rang, vent sous vergue ! »
On comprendra que ce souvenir du Santa-Fé fût encore présent à l’esprit de ces braves gens. N’était-ce pas comme un morceau de la terre natale qui venait de les quitter pour retourner là-bas. Par la pensée, ils le suivraient jusqu’à la fin du voyage.
« As-tu fait bonne pêche aujourd’hui ?… reprit Vasquez en s’adressant à Felipe.
– Assez bonne, Vasquez, j’ai pris à la ligne quelques douzaines de gobies, et, à la main, un tourteau pesant bien trois livres, qui se défilait entre les roches.
– Bien cela, répondit Vasquez, et ne crains pas de dépeupler la baie !… Les poissons, plus on en prend, plus il y en a, comme on dit, et cela nous permettra d’économiser nos provisions de viande sèche et de lard salé !… Quant aux légumes…
– Moi, annonça Moriz, je suis descendu jusqu’au bois de hêtres. J’y ai déterré quelques racines, et, comme je l’ai vu faire au maître-coq de l’aviso, qui s’y entend, je vous en accommoderai une fameuse platée !
– Elle sera la bienvenue, déclara Vasquez, car il ne faut pas abuser des conserves, même des meilleures !… Ça ne vaut jamais ce qui est fraîchement tué, ou fraîchement pêché, ou fraîchement cueilli !
– Eh ! fit Felipe, s’il nous venait quelques ruminants de l’intérieur de l’île… une couple de guanaques ou autres.
– Je ne dis pas qu’un filet ou un cuissot de guanaque soit à dédaigner, répliqua Vasquez. Un bon morceau de venaison, et l’estomac n’a que des remerciements à faire lorsqu’on lui en a servi !… Aussi, si le gibier se présente, on tâchera de l’abattre. Mais, garçons, attention à ne pas s’éloigner de l’enceinte pour aller chasser la grosse ou la petite bête. L’essentiel est de se conformer aux instructions et de ne point s’écarter du phare, si ce n’est pour observer ce qui se passe dans la baie d’Elgor, et au large entre le cap San Juan et la pointe Diegos.
– Cependant, reprit Moriz, qui aimait la chasse, s’il venait une belle pièce à une portée de fusil…
– À une portée de fusil et même à deux, et même à trois, je ne dis pas, répondit Vasquez. Mais, vous le savez, le guanaque est trop sauvage de sa nature pour fréquenter la bonne société… la nôtre s’entend, et je serais bien surpris si nous voyions seulement une paire de cornes au-dessus des roches, du côté du bois de hêtres ou à proximité de l’enceinte ! »
En effet, depuis le commencement des travaux, aucun animal n’avait été signalé aux approches de la baie d’Elgor. Le second du Santa-Fé, déterminé Nemrod, avait plusieurs fois essayé de chasser le guanaque. Sa tentative avait été vaine, bien qu’il se fût avancé de cinq à six milles dans l’intérieur.
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