Si le gros gibier ne faisait point défaut, du moins ne se laissait-il voir que de trop loin pour être tiré. Peut-être, s’il eût franchi les hauteurs et dépassé le port Parry, s’il eût poussé jusqu’à l’autre extrémité de l’île, le second aurait-il été plus heureux. Mais là où se dressaient de grands pics, dans la partie occidentale, le cheminement devait être sans doute fort difficile, et ni lui, ni personne de l’équipage du Santa-Fé, n’alla jamais reconnaître les environs du cap Saint-Barthélemy.
Pendant la nuit du 16 au 17 décembre, Moriz étant de garde dans la chambre de quart de six heures à dix heures, un feu apparut en direction de l’est, à cinq ou six milles au large. C’était évidemment un feu de navire, le premier qui se fût montré dans les eaux de l’île depuis l’établissement du phare.
Moriz pensa, avec raison, que cela devait intéresser ses camarades, qui ne dormaient pas encore, et il vint les prévenir.
Vasquez et Felipe remontèrent aussitôt avec lui, et, la longue-vue aux yeux, ils se postèrent devant la fenêtre ouverte à l’est.
« C’est un feu blanc, déclara Vasquez.
– Et, par conséquent, dit Felipe, ce n’est point un feu de position, puisqu’il n’est ni vert ni rouge. »
La remarque était juste. Ce n’était pas un de ces feux de position placés, suivant leur couleur, l’un à bâbord, l’autre à tribord du navire.
« Et, ajouta Vasquez, puisque celui-ci est blanc, c’est qu’il est suspendu à l’étai de misaine, ce qui indique un steamer en vue de l’île. »
Sur ce point, aucun doute. Il s’agissait bien d’un steamer qui ralliait le cap San Juan. Prendrait-il le détroit de Lemaire, ou passerait-il par le sud ? C’est la question que se posaient les gardiens.
Ils suivirent donc la marche du bâtiment à mesure qu’il se rapprochait, et, après une demi-heure, ils furent fixés sur sa route.
Le steamer, laissant le phare par bâbord au sud-sud-ouest, se dirigea franchement vers le détroit. On put apercevoir son feu rouge au moment où il passa à l’ouvert du havre Saint-Jean ; puis il ne tarda pas à disparaître au milieu de l’obscurité.
« Voici le premier navire qui aura relevé le Phare du bout du Monde ! s’écria Felipe.
– Ce ne sera pas le dernier ! » assura Vasquez.
Le lendemain, dans la matinée, Felipe signala un grand voilier qui paraissait à l’horizon. Le temps était clair, l’atmosphère dégagée de brumes sous une petite brise du sud-est, ce qui permit d’apercevoir le navire à la distance d’au moins dix milles.
Vasquez et Moriz, prévenus, montèrent à la galerie du phare. On distinguait le bâtiment signalé au-dessus des extrêmes falaises du littoral, un peu à droite de la baie d’Elgor, entre la pointe Diegos et la pointe Several.
Ce navire cinglait rapidement, tout dessus, avec une vitesse qui ne devait pas être estimée à moins de douze ou treize nœuds. Il marchait grand largue, bâbord amures. Mais, comme il se dirigeait en droite ligne sur l’Île des États, on ne pouvait encore assurer s’il en passerait au nord ou au sud.
En gens de mer que ces questions intéressent toujours, Vasquez, Felipe et Moriz discutaient ce point. Finalement, ce fut Moriz qui eut raison, ayant soutenu que le voilier ne cherchait pas l’entrée du détroit. En effet, lorsqu’il ne fut plus qu’à un mille et demi de la côte, il lofa, de manière à venir plus au vent, afin de doubler la pointe Several.
C’était un grand bâtiment, jaugeant au moins dix-huit cents tonnes, gréé en trois-mâts barque du genre de ces clippers construits en Amérique, et dont la vitesse de marche est vraiment merveilleuse.
« Que ma longue-vue se change en parapluie, s’écria Vasquez, si celui-là n’est pas sorti d’un chantier de la Nouvelle-Angleterre !
– Peut-être va-t-il nous envoyer son numéro ? dit Moriz.
– Il ne ferait que son devoir », répondit simplement le gardien-chef.
C’est bien ce qui arriva au moment où le clipper tournait la pointe Several. Une série de pavillons monta à la corne de brigantine, signaux que Vasquez traduisit immédiatement après avoir consulté le livre déposé dans la chambre de quart.
C’était le Montank du port de Boston, Nouvelle-Angleterre, États-Unis d’Amérique. Les gardiens lui répondirent en hissant le pavillon argentin à la tige du paratonnerre, et ils ne cessèrent d’observer le navire jusqu’au moment où l’extrémité de sa mâture disparut derrière les hauteurs du cap Webster, sur la côte sud de l’île.
« Et maintenant, dit Vasquez, bon voyage au Montank, et fasse le ciel qu’il n’attrape pas quelque mauvais coup de temps au large du cap Horn ! »
Pendant les jours qui suivirent, la mer demeura presque déserte. À peine put-on entrevoir une ou deux voiles à l’horizon de l’est.
Les navires qui passaient à une dizaine de milles de l’Île des États ne cherchaient évidemment pas à rallier la terre d’Amérique. Dans l’opinion de Vasquez, ce devaient être des baleiniers qui se rendaient sur les lieux de pêche, dans les parages antarctiques. On aperçut du reste quelques souffleurs qui venaient des latitudes plus élevées. Ils se tenaient à bonne distance de la pointe Several en se dirigeant vers l’Océan Pacifique.
Il n’y eut rien à noter jusqu’à la date du 20 décembre, si ce n’est des observations météorologiques. Le temps était devenu assez variable, avec des sautes de vent du nord-est au sud-est. À plusieurs reprises, il tomba des pluies assez fortes, parfois accompagnées de grêle, ce qui indiquait une certaine tension électrique de l’atmosphère. On pouvait donc craindre des orages qui ne laissent pas d’être redoutables, surtout à cette époque de l’année.
Dans la matinée du 21, Felipe se promenait en fumant sur le terre-plein, lorsqu’il crut apercevoir un animal du côté du bois de hêtres.
Après l’avoir observé pendant quelques instants, il alla prendre une longue-vue dans la salle commune.
Felipe reconnut sans peine un guanaque de grande taille. C’était peut-être l’occasion de faire un bon coup.
Aussitôt, Vasquez et Moriz, qu’il venait d’appeler, sortirent tous deux de l’annexe et le rejoignirent sur le terre-plein.
Tous furent d’avis qu’il fallait se mettre en chasse. Si l’on parvenait à abattre le guanaque, cela vaudrait un supplément de viande fraîche, qui varierait agréablement l’ordinaire.
Voici ce qui fut convenu : Moriz, armé d’une des carabines, quitterait l’enceinte, et essayerait, sans être aperçu, de tourner l’animal, qui restait immobile, et de le repousser du côté de la baie, où Felipe l’attendrait au passage.
« En tout cas, prenez bien garde, garçons, recommanda Vasquez. Ces bêtes-là ont l’oreille fine et le nez fin ! Du plus loin que celle-ci verra ou sentira Moriz, elle décampera si vite, que vous ne pourrez ni la tirer ni la tourner. Laissez-la filer alors, car il ne faut pas vous éloigner… C’est bien entendu ?…
– Bien entendu », répondit Moriz.
Vasquez et Felipe se postèrent sur le terre-plein, et, en se servant de la longue-vue, ils constatèrent que le guanaque n’avait pas bougé de la place où il s’était montré tout d’abord. Leur attention se porta sur Moriz.
Celui-ci se dirigeait vers le bois de hêtres. Il y serait à couvert, et peut-être pourrait-il, sans effrayer l’animal, gagner les roches, afin de le prendre à revers et de l’obliger de fuir du côté de la baie.
Ses camarades purent le suivre du regard jusqu’au moment où il atteignit le bois sous lequel il disparut.
Environ une demi-heure s’écoula. Le guanaque était toujours immobile et Moriz devait être à portée de lui envoyer son coup de fusil.
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