Vasquez et Felipe attendaient donc qu’une détonation retentît et que l’animal tombât plus ou moins grièvement blessé, ou prît la fuite à toutes jambes.

Cependant aucun coup ne fut tiré, et, à l’extrême surprise de Vasquez et de Felipe, voici que le guanaque, au lieu de détaler, s’étendit sur les roches, les jambes pendantes, le corps affaissé, comme s’il n’avait plus eu la force de se soutenir.

Presque aussitôt, Moriz, qui était parvenu à se glisser derrière les roches, parut et s’élança vers le guanaque qui ne remua pas ; il se pencha sur lui, il le tâta de la main, et se releva brusquement.

Puis, se tournant vers l’enceinte, il fit un geste auquel on ne pouvait se méprendre. Évidemment, il demandait à ses camarades de le rejoindre au plus tôt.

« Il y a quelque chose d’extraordinaire, dit Vasquez. Viens, Felipe. »

Et tous deux, dégringolant du terre-plein, coururent vers le bois de hêtres.

Ils ne mirent pas plus de dix minutes à franchir la distance.

« Eh bien… le guanaque ?… interrogea Vasquez.

– Le voici, répondit Moriz, en montrant la bête couchée à ses pieds.

– Il est mort ? demanda Felipe.

– Mort, répliqua Moriz.

– De vieillesse alors ? s’écria Vasquez.

– Non… des suites d’une blessure !

– Blessé ! il aurait été blessé ?

– Oui… d’une balle au flanc !

– Une balle !… » répéta Vasquez.

Rien de plus certain. Après avoir été frappé d’une balle et s’être traîné jusqu’à cette place, le guanaque y était tombé mort.

« Il y a donc des chasseurs dans l’île ? » murmura Vasquez.

Immobile et pensif, il porta un regard inquiet autour de lui.

Chapitre IV – La bande Kongre

 

Si Vasquez, Felipe et Moriz se fussent transportés à l’extrémité occidentale de l’Île des États, ils auraient constaté combien ce littoral différait de celui qui s’étendait entre le cap Saint-Jean et la pointe Several. Ce n’étaient que falaises s’élevant jusqu’à deux cents pieds de hauteur, la plupart coupées à pic et se prolongeant sous des eaux profondes, incessamment battues d’un violent ressac, même par temps calme.

En avant de ces falaises arides, dont les brisures, les interstices, les failles, abritaient des myriades d’oiseaux de mer, se détachaient nombre de bancs de récifs, dont quelques-uns arrivaient jusqu’à deux milles au large à marée basse. Entre eux sinuaient d’étroits canaux, des passes impraticables, si ce n’est à de légères embarcations. Çà et là des grèves, des tapis de sable, où touffaient quelques maigres plantes marines, semées de coquilles écrasées par le poids des lames au plein de la mer. Les cavernes ne manquaient pas à l’intérieur de ces falaises, grottes profondes, sèches, obscures, d’orifice resserré, dont l’intérieur n’était ni balayé par les rafales ni inondé par la houle, même aux redoutables époques de l’équinoxe. On y accédait en traversant des raidillons pierreux, des éboulis de rocs que les gros flux dérangeaient parfois. Des ravins rudes à gravir donnaient accès jusqu’à la crête, mais, pour atteindre le plateau du centre de l’île, il aurait fallu franchir des crêtes de plus de neuf cents mètres d’altitude, et la distance n’eût pas été moindre d’une quinzaine de milles. Au total, le caractère sauvage, désolé, s’accentuait plus de ce côté qu’au littoral opposé où s’ouvrait la baie d’Elgor.

Bien que l’ouest de l’Île des États fût en partie protégé contre les vents de nord-ouest par les hauteurs de la Terre-de-Feu et de l’archipel Magellanique, la mer s’y déchaînait avec autant de fureur qu’aux abords du cap San Juan, de la pointe Diegos et de la pointe Several. Si donc un phare avait été établi du côté de l’Atlantique, un autre n’eût pas été moins nécessaire du côté du Pacifique, pour les bâtiments cherchant le détroit de Lemaire, après avoir doublé le cap Horn. Peut-être le gouvernement chilien se réservait-il, à cette époque, de suivre un jour l’exemple de la République Argentine.

Dans tous les cas, si ces travaux eussent été entrepris en même temps sur les deux extrémités de l’Île des États, cela eût singulièrement compromis la situation d’une bande de pillards qui s’étaient réfugiés dans le voisinage du cap Saint-Barthélemy.

Plusieurs années auparavant ces malfaiteurs avaient pris pied à l’entrée de la baie d’Elgor. Ils y avaient découvert une profonde caverne creusée dans la falaise. Cette caverne leur offrait un sûr abri, et, aucun navire ne relâchant jamais à l’Île des États, ils s’y trouvaient en parfaite sécurité.

Ces hommes, au nombre d’une douzaine, avaient pour chef un individu du nom de Kongre, auquel un certain Carcante servait de second.

Ce n’était qu’un ramassis de gens originaires du Sud-Amérique. Cinq d’entre eux étaient de nationalité argentine ou chilienne. Quant aux autres, vraisemblablement des natifs de la Fuégie, recrutés par Kongre, ils n’avaient eu qu’à traverser le détroit de Lemaire pour compléter la bande, sur cette île qu’ils connaissaient déjà pour y être venus pêcher pendant la belle saison.

De Carcante, tout ce qu’on en savait, c’est qu’il était Chilien, mais il eût été difficile de dire en quelle ville ou village de la République il avait reçu naissance, ni à quelle famille il appartenait. Âgé de trente-cinq à quarante ans, de taille moyenne, plutôt maigre, mais tout nerfs et tout muscles, et par conséquent d’une extrême vigueur, de caractère sournois, d’âme fausse, jamais il n’eût reculé ni devant un vol à perpétrer, ni devant un meurtre à commettre.

Quant au chef de la bande, on ignorait tout de son existence. Sa nationalité, il ne s’était jamais prononcé à ce sujet. Se nommait-il Kongre ? on ne le savait pas. Ce qui est certain, c’est que ce nom est assez répandu chez les indigènes de la Magellanie et de la Terre-de-Feu. Lors du voyage de l’Astrolabe et de la Zélée, le capitaine Dumont-d’Urville, en relâche au havre Peckett, sur le détroit de Magellan, reçut à son bord un Patagon qui portait ce nom. Mais il est douteux que Kongre fût originaire de la Patagonie. Il n’avait pas la figure rétrécie au sommet et large à sa partie inférieure des hommes de cette contrée, leur front étroit et fuyant, leurs yeux allongés, leur nez écrasé, leur taille généralement haute. En outre, sa physionomie était loin de présenter cette expression de douceur que l’on rencontre chez la plupart des types de ces peuplades.

Kongre avait un tempérament aussi violent qu’énergique. Cela se reconnaissait aisément à ses traits farouches, mal dissimulés sous une barbe épaisse qui blanchissait déjà, bien qu’il ne fût âgé que d’une quarantaine d’années. C’était un véritable bandit, un malfaiteur redoutable, souillé de tous les crimes, qui n’avait pu trouver d’autre refuge que cette île déserte, dont on connaissait seulement le littoral.

Mais, depuis qu’ils étaient venus y chercher asile, comment Kongre et ses compagnons étaient-ils parvenus à y subsister ? C’est ce qui va être sommairement expliqué.

Lorsque Kongre et son complice Carcante, à la suite de forfaits qui leur auraient valu la corde ou le garrot, s’enfuirent de Punta-Arénas, le principal port du détroit de Magellan, ils gagnèrent la Terre-de-Feu, où il eût été difficile de les poursuivre. Là, vivant au milieu des Pécherais, ils apprirent combien étaient fréquents les naufrages sur l’Île des États, que n’éclairait pas encore le Phare du bout du Monde. Nul doute que ces rivages ne fussent couverts de débris de toutes sortes, dont quelques-uns devaient avoir une grande valeur. Kongre et Carcante eurent alors l’idée d’organiser une bande de pilleurs d’épaves, avec deux ou trois bandits de leur espèce rencontrés en Fuégie, auxquels se joignirent une dizaine de Pécherais qui ne valaient pas mieux.