Le piéton de Paris

Léon-Paul Fargue

Le piéton de Paris


suivi de

D’après Paris

© Éditions Gallimard, 1932, 1939.

Léon-Paul Fargue est né le 5 mars 1876. Il fait de bonnes études au collège Rollin, au lycée Janson-de-Sailly, puis au lycée Henri-IV où il se lie avec Alfred Jarry.

Étudiant à la Sorbonne, il hésite entre la littérature, la peinture, la musique. Il participe à la création de revues : Croisade, avec Francis Jourdain et Maurice Tourneur, L’Art littéraire, avec Alfred Jarry. Le Mercure de France publie bientôt ses poèmes.

En 1909, il rencontre Valéry Larbaud à l’enterrement de Charles-Louis Philippe, et ce sera le début d’une amitié importante.

À son « maître » Stéphane Mallarmé, il voue une grande admiration. En 1932, il est élu membre de l’Académie Mallarmé.

Dans les années d’après-guerre, Fargue dirige la revue Commerce avec Jean Paulhan, Valéry Larbaud et Paul Valéry. En 1943, au cours d’un repas avec Picasso, il est frappé d’hémiplégie et restera paralysé. Il reçoit en 1946 le Grand Prix de la Ville de Paris et il meurt le 24 novembre 1947, chez lui, boulevard Montparnasse. Durant toute sa vie, Léon-Paul Fargue aura fait preuve d’un individualisme si marqué qu’il refusa d’intégrer quelque mouvement que ce soit, comme le surréalisme, dont certaines conceptions lui étaient proches.

Son œuvre comprend des poèmes en prose et en vers : Trancrède, Pour la musique, Vulturne, Haute solitude…, et aussi des proses et des essais : Sous la lampe, D’après Paris, Le piéton de Paris, La lanterne magique…

Le piéton de Paris

À Madame Paul Gallimard.

Par ailleurs

Souvent, je vois entrer dans ma chambre, encore éventée de ces lueurs spectrales et de ces grappes de tonnerres qu’échevèlent dans Paris les camions des Halles, je vois entrer, et pas plus tard qu’hier, quelque camarade ou quelque collègue, journaliste ou poète, qui me demande, qui me somme parfois de lui donner quelques lumières sur ma façon de travailler. Singulière question. Du moins, pour moi. Pour cet homme encore errant parmi les draps et les songes, étayé de fantômes, jouant à saute-mouton avec des vies antérieures, que je suis au matin. Ma méthode de travail ? Quelle serait-elle ? Et d’abord, en aurais-je une ? Serais-je l’esclave de quelque discipline régulière ? Serait-il vrai que je retrouve, pour sortir de la forêt, toujours le même sentier, que mes pas se posent sur les mêmes feuilles ?

La question me redescend vers le rêve. Je comprends qu’elle contienne, pour certains, certaines doses d’intérêt. Ne sommes-nous pas, nous autres gens de méditations, de ruminations et d’encre, semblables aux prestidigitateurs dont on aimerait de savoir comment ils s’y prennent pour faire sortir des truites de leur canotier ?

— Voyons, Monsieur, me disait un jour une belle femme avide de s’instruire. Nous voici ensemble devant ce canal Saint-Martin pour lequel vous professez une passion maladive. Nous nous penchons ensemble sur cette eau immobile et sombre. Aucune voix ne monte pour moi de ce spectacle qui vous dit tant de choses. Demain, cependant, je lirai sous votre signature, dans quelque revue, des observations qui me frapperont par leur justesse ou leur poésie. Comment faites-vous ?

Ce « Comment faites-vous ? », on sait qu’il a poinçonné, comme un taon, les oreilles de Racine, de Baudelaire, du père Hugo, de Mallarmé, de Rimbaud, de Cézanne, de Debussy ; qu’il travaille celles de Valéry, de Picasso, de Pierre Benoit, de James Williams, de Joe Louis, de Di Lorto, de l’homme qui a vaincu la roulette, aussi bien que celles, plus ductiles encore, de Greta Garbo. Il y a, dans l’Art et dans le Sport, des questions de chambre noire et d’alambic qui passionnent les foules. Et je me mets à leur place. Quand j’étais jeune, je rêvais des minutes entières sur une image qui représentait un pygargue en train d’enfoncer, la tête sous l’eau, ses serres dans le dos d’un gros brochet. J’imaginais le rapace planant à une hauteur considérable au-dessus de la rivière, et, brusquement, aussitôt qu’il avait aperçu le poisson dormant et niellé, fondant sur lui, comme un parachute qui ne se serait pas ouvert. Mais il lui fallait encore amener la proie sur le rivage, c’est-à-dire nager, sortir de l’eau, encombré d’ailes, de griffes, d’écailles et de liquide. Il y avait là pour moi une série de mystères admirables, d’enchaînements et de lois où je voyais souvent quelque clef du monde.

Mais que répondre aujourd’hui au collègue désireux de connaître comment je donne, moi, ce coup de serres dans un autre milieu, ou plutôt ce coup de filet, comme disait mon vieux Thibaudet ? Je ne sais. Ou plutôt, je sais que je n’ai pas de méthode. Ce n’est pas qu’une force obscure et malicieuse me rende somnambule tout à coup et m’oblige à poser les deux coudes sur la table. Je ne tiens guère à l’inspiration.

Qu’on veuille bien m’excuser de risquer ici quelques semble-paradoxes auxquels je tiens comme à la racine de mes yeux. Je ne me fie pas trop à l’inspiration. Je ne me vois pas, tâtonnant parmi les armoires et les chauves-souris de ma chambre, à la recherche de cette vapeur tiède qui, paraît-il, fait soudain sourdre en vous des sources cachées d’où jaillit le vin nouveau.