L’inspiration, dans le royaume obscur de la pensée, c’est peut-être quelque chose comme un jour de grand marché dans le canton. Il y a réjouissance en quelque endroit de la matière grise ; des velléités s’ébranlent, pareilles à des carrioles de maraîchers ; on entend galoper les lourdes carnes des idées ; les archers et les hussards de l’imagination chargent le papier net. Et voici que ce papier se couvrirait, comme par opération magique, et comme si, à de certaines heures, nous sentions, sur cette plage qui va d’une tempe à l’autre, le crépitement d’une mitrailleuse à écrire ? L’inspiration, en art, me fait l’effet d’un paroxysme de facilité. Et je lui préférerais encore l’intention, autre microbe, mais plus curieux.
Second point : l’art littéraire ne m’intéresse que dans la mesure où il est plastique. Et, de même que Thibaudet avait distingué chez quelques auteurs un romanesque de la psychologie plus subtil que celui des péripéties, j’aime, moi, une certaine plastique des états de l’âme. Ne me confondez pas, s’il vous plaît, avec les Parnassiens, que, d’ailleurs, j’admire, ayant un faible pour les orfèvres contre les quincailliers. Les Parnassiens étaient hallucinés par le bas-relief. Moi, je me suis laissé appeler par les géographies secrètes, par les matières singulières, aussi par les ombres, les chagrins, les prémonitions, les pas étouffés, les douleurs qui guettent sous les portes, les odeurs attentives et qui attendent, sur une patte, le passage des fantômes ; des souvenirs de vieilles fenêtres, des fumets, des glissades, des reflets et des cendres de mémoire.
Que de fois n’avons-nous pas parlé de la chose avec Charles-Louis Philippe ou avec Michel Yell ! Il faut, disais-je, que l’un de nous se décide à écrire ce que l’on n’écrit pas. Car, en somme, en dehors de certains chefs-d’œuvre, aussi nécessaires au rythme universel que les sept merveilles du monde, et qui finissent par se confondre avec la nature, avec les arbres, avec les visages, avec les maisons, l’on n’écrit rien. Personne ne fait véritablement ressemblant. Autre chose aussi sollicitait notre angoisse. C’était le poids toujours constant, toujours présent, et sur une seule impression, du monde entier, matières, bruits, souffles, croisillons étranges, souvenirs. Nous étions là, promeneurs excités du boulevard de la Chapelle, fixés sur un seul point de la vie éternelle, sur un seul furoncle du tourbillon. Et cependant des rois mouraient, un crime s’équarrissait, une paire de lunettes glissait d’un nez, les anguilles filaient comme des coups de couteau vers des paradis aquatiques plus tièdes, le garçon du café voisin pleurait dans le demi-setier du client tendre, un tramway montait en râlant de la gare de l’Est, on jouait au bridge chez Mme de Jayme-Larjean, il faisait nuit d’hiver ici, et printemps là-bas couleur de thécla… La somme brasseuse et polymorphe vivait de son fourmillement. Tout vivait en même temps. La pensée qu’il faudrait des millions et des millions d’années pour décrire la millionième partie d’un instant nous confondait, nous brutalisait, nous figeait sur place. Et je répétais que personne ne se décidait à écrire ce que l’on n’écrira jamais. Alors Philippe, de sa voix bonne, rude, un peu tordue, jamais oubliée, me disait : « Décide-toi. » Puis nous repartions vers les nuits infinies de nos destinées inconnues, aussi difficiles à prévoir et à définir que l’immensité bouleversante des destinées totales et simultanées de ce qui nous environnait.
Toujours, ma « méthode » de travail a tenu compte de ces terreurs lointaines. Il m’apparaissait naturellement qu’il y avait toutes sortes d’écrivains, et que les différences entre nous étaient aussi formelles que celles qui séparent marguilliers de professeurs de tennis. De bonne heure, je ne me suis intéressé qu’à ceux qui opèrent, si je puis dire, dans les zones précieuses, et se servent d’outils de plus en plus difficiles à trouver, délicats à entretenir. L’écrivain ne m’excite que s’il me décèle un principe physique, que s’il me laisse voir qu’il pourrait travailler de ses mains, peintre, sculpteur, artisan, que s’il me montre le sentiment du « concret individuel ». S’il ne donne pas à son ouvrage un caractère d’objet, et d’objet rare, il ne m’intéresse qu’à la cantonade.
Si je dis parfois qu’il y a tout dans Balzac, Stendhal, Dostoïevski ou Tolstoï, je m’aperçois qu’il y a bien autre chose chez Rimbaud, Flaubert ou Valéry. Il ne s’agit plus pour moi de décrire, de déduire ou de conclure. Je répugne à l’ « expliqué », comme au « raconté », comme au « romancé ». Aussi n’ai-je aucune méthode de travail. J’ai plutôt ma façon de gravir la montagne qui sépare la vallée du papier blanchi du plateau des feuilles noircies. Mais ces pistes demeurent secrètes, même pour moi. Tout ce que je puis révéler, c’est que je voudrais, à mon tour, dire quelques mots de ce qui se passe entre notre âme et les choses, c’est que je voudrais comparaître à mon tour devant le suprême tribunal et connaître l’état de mon cœur. Sans doute, il y a une première prise de contact. Des matières, des images sûres, des odeurs irréfutables, des clartés péremptoires viennent à ma rencontre.
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