À les voir, à leur sourire en courant sur le trottoir gravé de fatigues, à demander des nouvelles de leurs filles, à voir leurs fils soldats, je me sens réjoui jusqu’aux écrous secrets de mon vieux cœur sans haine.

Et puis, c’est encore chez nous, je veux dire dans le dixième, que nous sentons le frôlement des fantômes les plus purs. Descendus des verts maladifs des Buttes Chaumont, jaillis des rails luisants comme un halage de larmes, chassés des abattoirs, nés dans ce triangle mystérieux formé par le faubourg Poissonnière, les boulevards dits Grands, et le boulevard Magenta, nos fantômes ne sont pas littéraires. Ils ne sont pas fournisseurs de poésie pour films, ballets, vices, costumes, mondanités affreuses. Ce sont des clochers de Souvenirs, des gars de messageries, des spectres de trains rapides, des farfadets de bureaux de poste. Ils nous aident à vivre comme des pavés, des ardoises, des gouttières. Ils font partie du même pâté, du même caviar que les vivants. Et nous sommes là entre nous, les vivants et les morts, exécutant notre devoir d’exister, sevrés d’élans, vers le vide des convenances et des menaces…

Nos vies de famille, dans ce monde gris, savoureux comme un gros pain au raisin, ce sont des vies de bouquins et de plantes vertes, avec la cuisine tout contre le cœur, l’oreille, oh ! l’oreille maternelle à portée de votre tendresse, le réveillon simple, des destinées d’amis et de vieux frangins, le spectacle avec la concierge, bref, tout un confort de lapins et de fagots, avec ces airs de cornemuse jetés dans le ciel par les locomotives de l’Est et du Nord, qui, si elles emmènent parfois un mètre ou deux de détresse vers la Suisse ou vers l’Allemagne, nous ramènent bientôt aux odeurs puissantes et familières de la rue d’Alsace ou de la rue Louis-Blanc. Cher vieux quartier, aux féeries justes et douces comme des voies aimées…

Feu Montmartre

J’ai trouvé, me disait récemment un Anglais, pourquoi les Parisiens ne voyageaient pas : ils avaient Montmartre. Car on voyage pour aller à Montmartre. Canadiens, Sud-Américains en déplacement, Allemands ou Slaves achetaient des valises et sollicitaient des passeports pour venir à Montmartre, Patrie des Patries nocturnes. Un grand romancier disait un jour que les quatre forteresses du monde occidental étaient le Vatican, le Parlement Anglais, le Grand État-Major Allemand, l’Académie Française. Il oubliait Montmartre, cinquième forteresse, plus imprenable peut-être que les autres et qui survivra aux chambardements. Bien plus, Montmartre bénéficiera certainement d’un renouveau de poésie quand le monde aura changé, comme on dit aujourd’hui. On écrira des vers et on fera de la peinture dès qu’on parlera moins de politique. Les rapins et les poètes de ces dernières années en sont réduits à devenir militants et à fréquenter des cercles révolutionnaires. Le congrès des écrivains pour la Défense de la Culture est bourré de bohèmes. Ils ont moralement déserté les hauteurs de la rue Lepic pour prendre part au murmure contemporain. Et il en est de Montmartre comme de ces petites nations d’avant-guerre qui ne servent plus qu’à la confection des opérettes, la Bosnie-Herzégovine, par exemple. Montmartre meurt avec l’insouciance. Nous serons bientôt obligés d’inventer des centenaires pour rappeler aux mémoires parisiennes l’existence de ces quartiers qui disparaissent. La terre à chansonniers et à caricaturistes devient stérile ; elle ne donne plus naissance qu’aux marlous et aux bourgeois. Et quant aux filles, qui, naguère encore, inspiraient certains hommes, posaient devant d’autres, elles veulent aujourd’hui voter, finir à l’Opéra, ou épouser un garagiste franc-maçon susceptible de gagner à la Loterie Nationale. Cela serre le cœur des vieux Parisiens qui, bien que ne connaissant Montmartre que par rues et jardinets, respiraient les légendes de cette terre promise et se savaient entourés d’artistes aussi joyeux de vivre, de boire, de mourir, que désintéressés. Pour un vieux Parisien, espèce très rare et qui tend à disparaître (j’en ai connu un, et célèbre, qui prétendait que french-cancan était un mot français), pour un vieux Parisien, Montmartre, le vrai Montmartre était celui des cabarets et des poètes, à commencer par le Lapin à Gill — on n’écrira Agile que plus tard — où chantaient et « disaient » Delmet, Hyspa et Montoya. On parlait de Pierrot, de Mimi Pinson, de Belle Étoile et de Chevalier Printemps avec un grand sérieux, tout à fait comme on parle aujourd’hui de communisme, de stratosphère et de radiophonie dans les taximètres. On vivait dans un monde qui tenait à la fois d’un tableau de Watteau et d’un jour de Mi-Carême. Des étudiants monoclés, vêtus comme des notaires, parcouraient parfois les rues en hurlant : « À bas le Boulangisme ! » « Vive la Commode ! », répondaient les cousettes en caressant les naseaux des chevaux de fiacre. Les amants avaient des chapeaux melons. On mangeait pour rien, me disait un soir Forain, et même pour moins que ça. Willette, un des mandarins de la Butte, ou mamelle de Paris, selon le mot de Rodolphe Salis, n’oubliait jamais de faire remarquer aux journalistes qui venaient l’interroger sur son art, que, tel Jésus entre deux larrons, le Sacré-Cœur se dresse entre le Moulin de la Galette et le Moulin Rouge.