Les rues en sont vides et mornes, encore que le cri des trains de luxe lui envoie des vols de cigognes… La file indienne des réverbères ne remplace pas la disparition de cette accumulation de boutiques qui, de jour, rend le quartier comparable à des souks africains. L’arrondissement tout entier trempe dans l’encre. C’est l’heure des appels désespérés qui font des hommes des égaux et des poètes. Rue de la Charbonnière, les prostituées en boutique, comme à Amsterdam, donnent à l’endroit un spectacle de jeu de cartes crasseuses. Des airs d’accordéon, minces comme des fumées de cigarettes, s’échappent des portes, et le Bal du Tourbillon commence à saigner de sa bouche dure…

Un intérieur bourgeois, entrevu au second étage d’un immeuble inattaquable et rigide comme une base de pyramide, au lieu de communiquer des idées de suicide et d’obliger le promeneur à s’enfoncer dans la tristesse, fait au contraire naître en moi une singulière admiration pour des milliers et des milliers d’êtres que la vie condamne à l’appartement malsain, aux mensualités sordides et aux escaliers grouillants de bacilles, humanité que rien ne console.

Car ce qui manque le plus à la Chapelle, c’est une intimité. On ne peut saisir les rues ni les quartiers dont elle se compose : ils existent dans le tournoiement. On ne devine personne, on ne pince aucun type. Les gens de la Chapelle pensent à servir, à faire face aux commandes. L’œil est au jambon, à la limande, aux poireaux. On travaille. Et l’on y rase mieux, de plus près, plus doucement que sur les boulevards, où les coiffeurs à bagues parlent anglais et ne savent pas ce que c’est qu’une peau d’homme…

 

Bien que je n’y habite pas en ce moment — mais j’y retourne à chaque instant pour y retrouver mes chers fantômes, et j’y reviendrai peut-être un jour, honteux et repentant — je tiens ce que j’appelle mon quartier, c’est-à-dire ce dixième arrondissement, pour le plus poétique, le plus familial et le plus mystérieux de Paris. Avec ses deux gares, vastes music-halls où l’on est à la fois acteur et spectateur, avec son canal glacé comme une feuille de tremble et si tendre aux infiniment petits de l’âme, il a toujours nourri de force et de tristesse mon cœur et mes pas.

Il est bon d’avoir à la portée de l’œil une eau calme comme un potage de jade à la surface duquel cuisent des péniches, des passerelles aux courbes d’insectes amoureux, des quais robustes et désespérés, des fenêtres fermées sur des misères violentes, des boutiques pour lesquelles le métro aérien imite Wagner et Zeus, des garnis lourds et bruns comme des algues, de belles filles de boulevard poussées dans ce jardin sévère avec la grâce littéraire des ancolies, des bougnats, des trains qui ont la longueur d’un instant de cafard, des chats qu’on sent lourds de moulins à café, des potassons sédentaires, des bouifs centenaires, des dentistes quaternaires… le tout auréolé des fumées des trains et des bateaux qui barbouillent les ponts de savon à barbe et font penser à la géographie. Bâle, Zurich, Bucarest, Coire, Nancy, Nuremberg, Mézières-Charleville, Reims et Prague, tous ces jouets de la mémoire me viennent de la gare de l’Est…

Et puis, il y a les drames d’entre péniches, les coups de blanc sur des zincs luisants comme des rails ; il y a les amours verdâtres des chambres malsaines et douces, la vie intérieure des concierges, le galop des chevaux de brasseurs, les batailles des camions et des marchés ; il y a les clients de passage et les habitants de toujours, les démonstrations d’accordéons, des bals comme le Tourbillon, les bancs, les entrepôts, les escaliers, les sirènes, labyrinthes de sentiments et d’allées et venues que mon cher Eugène Dabit avait très bien sentis, lui qui était de mon coin, et du bâtiment. On a bien essayé de rendre tout cela dans le film arraché à son gentil et triste grand bouquin, mais « ce n’est pas la même chose… »

Je suis encore en relations, dans ce quartier où reposent mes souvenirs, avec des personnes qui l’ont connu peu après l’époque des premiers chemins de fer, et les sifflements ininterrompu des gares les poussent à me citer des chiffres qui ont autant d’attraits pour mon imagination que la guerre des fourmis qu’on signale actuellement dans le Sud des États-Unis. Elles me parlent du temps où il y avait 812 kilomètres de voies ferrées en France, le tout ayant coûté 280 millions de francs. On allait de Paris à Rouen par les bateaux à vapeur, les Étoile et les Dorade. Le double aigle de 10 dollars-or valait 55 fr. 21. Les maîtres de poste vous louaient leurs chevaux à raison de 20 centimes le kilomètre… N’est-ce pas aussi beau que les contes d’Andersen ? Qui me racontait tout cela ? Ma mère, née en 1838, et qui avait de vieilles amies. Et lorsque nous nous réunissions, faubourg Saint-Martin, ou rue Château-Landon, pour bavarder, soit avec des patriarches de la Chapelle, soit avec de nobles dames de la rue Lafayette, Champs-Élysées de l’arrondissement, c’était pour parler de Paris comme de la capitale de la civilisation.

Nous étions alors isolés du monde, au Nord, par la barrière de Saint-Martin, à l’extrémité du faubourg. C’était une jolie rotonde composée de quatre péristyles en saillie, ornée de huit pilastres d’ordre toscan, le tout couronné par une galerie circulaire aux quatre colonnes accouplées soutenant vingt arcades. Cela vous avait une gueule de tous les tonnerres. Une de mes églises est toujours Saint-Laurent, décollée par la Révolution. Nous comptions parmi nos curiosités la Maison Royale de Santé, rue du faubourg Saint-Denis, l’Hospice des Incurables pour les hommes, faubourg Saint-Martin, l’Hôtel au Plat d’Étain, 256, rue Saint-Martin, d’où partaient les diligences. Puis vinrent s’ajouter progressivement, à ces bases anciennes, l’Hôpital Lariboisière, le Théâtre Molière, la Maison de Santé Dubois, les gares, les grandes épiceries, les belles boucheries, le métro, les cinémas, les piscines, les cliniques pour chiens pauvres, les Dents pour Tous, les stations de taxis et les postes de radio. Sans parler de l’encombrement dont je ne dirai rien, me souvenant à ce propos de ce qu’écrivait Pierre Véron, en 1884 : « … Les tramways, ces mastodontes beuglants qui vont tout droit sans s’inquiéter de ce qu’ils bousculent, de ce qu’ils tuent !… Les voitures-réclame qui trimbalent dans les rues des boniments ineptes… Avant cinq ans, la circulation s’exaspérant de plus en plus, je défie qu’ils continuent à parcourir le boulevard de Strasbourg, le boulevard de Sébastopol, etc… Il y aura impossibilité matérielle ! Quand les tramways auront amené des encombrements de quarante-huit heures, il faudra bien qu’on se décide à nous délivrer de ces hippopotames du ruisseau ! Ça, c’est sûr ! Je n’insiste pas ! Il n’y a qu’à attendre !… » Cela fait rêver, n’est-ce pas ? Non pas à ce qui fut, mais à ce qui sera…

Pour moi, le dixième, et que de fois ne l’ai-je pas dit, est un quartier de poètes et de locomotives. Le douzième aussi a ses locomotives, mais il a moins de poètes. Mettons-nous d’accord sur ce mot. Point n’est besoin d’écrire pour avoir de la poésie dans ses poches. Il y a d’abord ceux qui écrivent, et qui constituent une académie errante. Puis il y a ceux qui connaissent ces secrets grâce auxquels le mariage de la sensibilité et du quartier fabrique du bonheur. C’est pourquoi je pare du noble titre de poète des charrons, des marchands de vélos, des épiciers, des maraîchers, des fleuristes et des serruriers de la rue Château-Landon ou de la rue d’Aubervilliers, du quai de la Loire, de la rue du Terrage et de la rue des Vinaigriers.