Au revoir, Harry. Au revoir,
Dorian. Venez me voir bientôt, demain si possible.
– Certainement…
– Vous n’oublierez pas…
– Naturellement…
– Et… Harry ?
– Moi non plus, Basil.
– Souvenez-vous de ce que je vous ai demandé, quand nous étions
dans le jardin ce matin…
– Je l’ai oublié…
– Je compte sur vous.
– Je voudrais bien pouvoir compter sur moi-même, dit en riant
lord Henry… Venez, Mr Gray, mon cabriolet est en bas et je vous
déposerai chez vous. Adieu, Basil ! Merci pour votre charmante
après-midi.
Comme la porte se fermait derrière eux, le peintre s’écroula sur
un sofa, et une expression de douleur se peignit sur sa face.
Chapitre 3
Le lendemain, à midi et demi, lord Henry Wotton se dirigeait de
Curzon Street vers Albany pour aller voir son oncle, lord Fermor,
un vieux garçon bon vivant, quoique de rudes manières, qualifié
d’égoïste par les étrangers qui n’en pouvaient rien tirer, mais
considéré comme généreux par la Société, car il nourrissait ceux
qui savaient l’amuser. Son père avait été notre ambassadeur à
Madrid, au temps où la reine Isabelle était jeune et Prim inconnu.
Mais il avait quitté la diplomatie par un caprice, dans un moment
de contrariété venu de ce qu’on ne lui offrit point l’ambassade de
Paris, poste pour lequel il se considérait comme particulièrement
désigné en raison de sa naissance, de son indolence, du bon anglais
de ses dépêches et de sa passion peu ordinaire pour le plaisir. Le
fils, qui avait été le secrétaire de son père, avait démissionné en
même temps que celui-ci, un peu légèrement avait-on pensé alors, et
quelques mois après être devenu chef de sa maison il se mettait
sérieusement à l’étude de l’art très aristocratique de ne faire
absolument rien. Il possédait deux grandes maisons en ville, mais
préférait vivre à l’hôtel pour avoir moins d’embarras, et prenait
la plupart de ses repas au club. Il s’occupait de l’exploitation de
ses mines de charbon des comtés du centre, mais il s’excusait de
cette teinte d’industrialisme en disant que le fait de posséder du
charbon avait pour avantage de permettre à un gentleman de brûler
décemment du bois dans sa propre cheminée. En politique, il était
Tory, excepté lorsque les Tories étaient au pouvoir ; à ces
moments-là, il ne manquait jamais de les accuser d’être un « tas de
radicaux ». Il était un héros pour son domestique qui le
tyrannisait, et la terreur de ses amis qu’il tyrannisait à son
tour. L’Angleterre seule avait pu produire un tel homme, et il
disait toujours que le pays « allait aux chiens ». Ses principes
étaient démodés, mais il y avait beaucoup à dire en faveur de ses
préjugés.
Quand lord Henry entra dans la chambre, il trouva son oncle,
assis, habillé d’un épais veston de chasse, fumant un cigare et
grommelant sur un numéro du Times.
– Eh bien ! Harry, dit le vieux gentleman, qui vous amène
de si bonne heure ? Je croyais que vous autres dandies n’étiez
jamais levés avant deux heures, et visibles avant cinq.
– Pure affection familiale, je vous assure, oncle Georges, j’ai
besoin de vous demander quelque chose.
– De l’argent, je suppose, dit lord Fermor en faisant la
grimace. Enfin, asseyez-vous et dites-moi de quoi il s’agit. Les
jeunes gens, aujourd’hui, s’imaginent que l’argent est tout.
– Oui, murmura lord Henry, en boutonnant son pardessus ; et
quand ils deviennent vieux ils le savent, mais je n’ai pas besoin
d’argent. Il n’y a que ceux qui paient leurs dettes qui en ont
besoin, oncle Georges, et je ne paie jamais les miennes. Le crédit
est le capital d’un jeune homme et on en vit d’une façon charmante.
De plus, j’ai toujours affaire aux fournisseurs de Dartmoor et ils
ne m’inquiètent jamais. J’ai besoin d’un renseignement, non pas
d’un renseignement utile bien sûr, mais d’un renseignement
inutile.
– Bien ! je puis vous dire tout ce que contient un
Livre-Bleu anglais, Harry, quoique aujourd’hui tous ces
gens-là n’écrivent que des bêtises. Quand j’étais diplomate, les
choses allaient bien mieux. Mais j’ai entendu dire qu’on les
choisissait aujourd’hui après des examens. Que voulez-vous ?
Les examens, monsieur, sont une pure fumisterie d’un bout à
l’autre. Si un homme est un gentleman, il en sait bien assez, et
s’il n’est pas un gentleman, tout ce qu’il apprendra sera mauvais
pour lui !
– Mr Dorian Gray n’appartient pas au Livre-Bleu, oncle
Georges, dit lord Henry, languide.
– Mr Dorian Gray ? Qui est-ce ? demanda lord Fermor en
fronçant ses sourcils blancs et broussailleux.
– Voilà ce que je viens apprendre, oncle Georges. Ou plutôt, je
sais qui il est. C’est le dernier petit-fils de lord Kelso. Sa mère
était une Devereux, Lady Margaret Devereux ; je voudrais que
vous me parliez de sa mère. Comment était elle ? à qui
fut-elle mariée ? Vous avez connu presque tout le monde dans
votre temps, aussi pourriez-vous l’avoir connue. Je m’intéresse
beaucoup à Mr Gray en ce moment. Je viens seulement de faire sa
connaissance.
– Le petit-fils de Kelso ! répéta le vieux gentleman. Le
petit-fils de Kelso… bien sûr… j’ai connu intimement sa mère. Je
crois bien que j’étais à son baptême. C’était une
extraordinairement belle fille, cette Margaret Devereux.
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