Le Portrait Read Online
Le Portrait
Le Portrait
Nikolai Gogol
(Traducteur: Henri Mongault)
Publication: 1842
Catégorie(s): Fiction, Nouvelles, Fantastique
Source: Feedbooks
A Propos Gogol:
Nikolai Vasilievich Gogol (April 1, 1809 — March 4, 1852) was a Russian-language writer of Ukrainian origin. Although his early works were heavily influenced by his Ukrainian heritage and upbringing, he wrote in Russian and his works belong to the tradition of Russian literature. The novel Dead Souls (1842), the play Revizor (1836, 1842), and the short story The Overcoat (1842) count among his masterpieces. Source: Wikipedia
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Partie 1
Nulle boutique du Marché Chtchoukine n’attirait tant la foule que celle du marchand de tableaux. Elle offrait à vrai dire aux regards le plus amusant, le plus hétéroclite des bric-à-brac. Dans des cadres dorés et voyants s’étalaient des tableaux peints pour la plupart à l’huile et recouverts d’une couche de vernis vert foncé. Un hiver aux arbres de céruse ; un ciel embrasé par le rouge vif d’un crépuscule qu’on pouvait prendre pour un incendie ; un paysan flamand qui, avec sa pipe et son bras désarticulé, rappelait moins un être humain qu’un dindon en manchettes ; tels en étaient les sujets courants. Ajoutez à cela quelques portraits gravés : celui de Khozrev-Mirza en bonnet d’astrakan ; ceux de je ne sais quels généraux, le tricorne en bataille et le nez de guingois. En outre, comme il est de règle en pareil lieu, la devanture était tout entière tapissée de ces grossières estampes, imprimées à la diable, mais qui pourtant témoignent des dons naturels du peuple russe. Sur l’une se pavane la princesse Milikitrisse Kirbitievna[1] ; sur une autre s’étale la ville de Jérusalem, dont un pinceau sans vergogne a enluminé de vermillon les maisons, les églises, une bonne partie du sol et jusqu’aux mains emmouflées de deux paysans russes en prières. Ces œuvres, que dédaignent les acheteurs, font les délices des badauds. On est toujours sûr de trouver, bâillant devant elles, tantôt un musard de valet rapportant de la gargote la cantine où repose le dîner de son maître, lequel ne risquera certes pas de se brûler en mangeant la soupe ; tantôt l’un de ces « chevaliers » du carreau des fripiers, militaires retraités qui gagnent leur vie en vendant des canifs ; tantôt quelque marchande ambulante du faubourg d’Okhta colportant un éventaire chargé de savates. Chacun s’extasie à sa façon : d’ordinaire les rustauds montrent les images du doigt ; les militaires les examinent avec des airs dignes ; les grooms et les apprentis s’esclaffent devant les caricatures, y trouvant prétexte à taquineries mutuelles ; les vieux domestiques en manteau de frise s’arrêtent là, histoire de flâner, et les jeunes marchandes s’y précipitent d’instinct, en braves femmes russes avides d’entendre ce que racontent les gens et de voir ce qu’ils sont en train de regarder. Cependant le jeune peintre Tchartkov, qui traversait la Galerie, s’arrêta lui aussi involontairement devant la boutique. Son vieux manteau, son costume plus que modeste décelaient le travailleur acharné pour qui l’élégance n’a point cet attrait fascinateur qu’elle exerce d’ordinaire sur les jeunes hommes. Il s’arrêta donc devant la boutique ; après s’être gaussé à part soi de ces grotesques enluminures, il en vint à se demander à qui elles pouvaient bien être utiles. « Que le peuple russe se complaise à reluquer Iérouslane Lazarévitch[2], l’Ivrogne et le Glouton, Thomas et Jérémie et autres sujets pleinement à sa portée, passe encore ! se disait-il. Mais qui diantre peut acheter ces abominables croûtes, paysanneries flamandes, paysages bariolés de rouge et de bleu, qui soulignent, hélas, le profond avilissement de cet art dont elles prétendent relever ? Si encore c’étaient là les essais d’un pinceau enfantin, autodidacte ! Quelque vive promesse trancherait sans doute sur le morne ensemble caricatural. Mais on ne voit ici qu’hébétude, impuissance, et cette sénile incapacité qui prétend s’immiscer parmi les arts au lieu de prendre rang parmi les métiers les plus bas ; elle demeure fidèle à sa vocation en introduisant le métier dans l’art même. On reconnaît sur toutes ces toiles les couleurs, la facture, la main lourde d’un artisan, celle d’un grossier automate plutôt que d’un être humain. » Tout en rêvant devant ces barbouillages, Tchartkov avait fini par les oublier. Il ne s’apercevait même pas que depuis un bon moment le boutiquier, un petit bonhomme en manteau de frise dont la barbe datait du dimanche, discourait, bonimentait, fixait des prix sans s’inquiéter le moins du monde des goûts et des intentions de sa pratique. « C’est comme je vous le dis : vingt-cinq roubles pour ces gentils paysans et ce charmant petit paysage. Quelle peinture, monsieur, elle vous crève l’œil tout simplement ! Je viens de les recevoir de la salle des ventes… Ou encore cet Hiver, prenez-le pour quinze roubles ! Le cadre à lui seul vaut davantage. » Ici le vendeur donna une légère chiquenaude à la toile pour montrer sans doute toute la valeur de cet Hiver. « Faut-il les attacher ensemble et les faire porter derrière vous ? Où habitez-vous ? Eh, là-bas, l’apprenti ! apporte une ficelle ! – Un instant, mon brave, pas si vite ! » dit le peintre revenu à lui, en voyant que le madré compère ficelait déjà les tableaux pour de bon. Et comme il éprouvait quelque gêne à s’en aller les mains vides, après s’être si longtemps attardé dans la boutique, il ajouta aussitôt : « Attendez, je vais voir si je trouve là-dedans quelque chose à ma convenance. » Il se baissa pour tirer d’un énorme tas empilé par terre de vieilles peintures poussiéreuses et ternies qui ne jouissaient évidemment d’aucune considération. Il y avait là d’anciens portraits de famille, dont on n’aurait sans doute jamais pu retrouver les descendants ; des tableaux dont la toile crevée ne permettait plus de reconnaître le sujet ; des cadres dédorés ; bref un ramassis d’antiquailles. Notre peintre ne les examinait pas moins en conscience. « Peut-être, se disait-il, dénicherai-je là quelque chose. » Il avait plus d’une fois entendu parler de trouvailles surprenantes, de chefs-d’œuvre découverts parmi le fatras des regrattiers. En voyant où il fourrait le nez, le marchand cessa de l’importuner et, retrouvant son importance, reprit près de la porte sa faction habituelle.
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