Il invitait, du geste et de la voix, les passants à pénétrer dans sa boutique. « Par ici, s’il vous plaît, monsieur. Entrez, entrez. Voyez les beaux tableaux, tout frais reçus de la salle des ventes. » Quand il fut las de s’époumoner, le plus souvent en vain, et qu’il eut bavardé tout son saoul avec le fripier d’en face, posté lui aussi sur le seuil de son antre, il se rappela soudain le client oublié à l’intérieur de la boutique. « Eh bien, mon cher monsieur, lui demanda-t-il le rejoignant, avez-vous trouvé quelque chose ? » Depuis un bon moment, le peintre était planté devant un tableau dont l’énorme cadre, jadis magnifique, ne laissait plus apercevoir que des lambeaux de dorure. C’était le portrait d’un vieillard drapé dans un ample costume asiatique ; la fauve ardeur du midi consumait ce visage bronzé, parcheminé, aux pommettes saillantes, et dont les traits semblaient avoir été saisis dans un moment d’agitation convulsive. Si poussiéreuse, si endommagée que fût cette toile, Tchartkov, quand il l’eut légèrement nettoyée, y reconnut la main d’un maître. Bien qu’elle parût inachevée, la puissance du pinceau s’y révélait stupéfiante, notamment dans les yeux, des yeux extraordinaires auxquels l’artiste avait sans doute accordé tous ses soins. Ces yeux-là étaient vraiment doués de « regard », d’un regard qui surgissait du fond du tableau et dont l’étrange vivacité semblait même en détruire l’harmonie. Quand Tchartkov approcha le portrait de la porte, le regard se fit encore plus intense, et la foule elle-même en fut comme fascinée. « Il regarde, il regarde ! » s’écria une femme en reculant. Cédant à un indéfinissable malaise, Tchartkov posa le tableau par terre. « Alors, vous le prenez ? s’enquit le marchand. – Combien ? demanda le peintre. – Oh, pas cher ! Soixante-quinze kopeks. – Non. – Combien en donnez-vous ? – Vingt kopeks, dit le peintre, prêt à s’en aller. – Vingt kopeks ! Vous voulez rire ! Le cadre vaut davantage. Vous avez sans doute l’intention de ne l’acheter que demain… Monsieur, monsieur, revenez : ajoutez au moins dix kopeks… Non ? Eh bien, prenez-le pour vingt kopeks… Vrai, c’est seulement pour que vous m’étrenniez. Vous avez de la chance d’être mon premier acheteur. » Et il eut un geste qui signifiait : « Allons, tant pis, voilà un tableau de perdu ! » Par pur hasard, Tchartkov se trouva donc avoir fait l’emplette du vieux portrait. « Ah ça, songea-t-il, pourquoi diantre l’ai-je acheté ? Qu’en ai-je besoin ? » Mais force lui fut de s’exécuter. Il sortit de sa poche une pièce de vingt kopeks, la tendit au marchand et emporta le tableau sous son bras. Chemin faisant, il se souvint, non sans dépit, que cette pièce était la dernière qu’il possédât. Une vague amertume l’envahit : « Dieu, que le monde est mal fait ! » se dit-il avec la conviction d’un Russe dont les affaires ne sont guère brillantes. Insensible à tout, il marchait à grands pas machinaux. Le crépuscule couvrait encore la moitié du ciel, caressant d’un tiède reflet les édifices tournés vers le couchant. Mais déjà la lune épandait son rayonnement froid et bleuâtre ; déjà les maisons, les passants, projetaient sur le sol des ombres légères, quasi transparentes. Peu à peu le ciel, qu’illuminait une clarté douteuse, diaphane et fragile, retint l’œil du peintre, cependant que sa bouche laissait échapper presque simultanément des exclamations dans le genre de « Quels tons délicats ! » ou « Zut, quelle bougre de sottise ! » Puis il hâtait le pas en remontant le portrait qui glissait sans cesse de dessous son aisselle. Harassé, essoufflé, tout en nage, il regagna enfin ses pénates sises dans la « Quinzième Ligne », tout au bout de l’île Basile[3]. Il grimpa péniblement l’escalier où, parmi des flots d’eaux ménagères, chiens et chats avaient laissé force souvenirs. Il heurta à la porte : comme personne ne répondait, il s’appuya à la fenêtre et attendit patiemment que retentissent derrière lui les pas d’un gars en chemise bleue, l’homme à tout faire qui lui servait de modèle, broyait ses couleurs et balayait à l’occasion le plancher, que ses bottes resalissaient aussitôt.