Le Portrait

Le Portrait
Nikolai Gogol
(Traducteur:
Henri Mongault)
Publication: 1842
Catégorie(s): Fiction, Nouvelles, Fantastique
Source: Feedbooks
A Propos Gogol:
Nikolai Vasilievich Gogol (April 1, 1809 — March 4, 1852) was a
Russian-language writer of Ukrainian origin. Although his early
works were heavily influenced by his Ukrainian heritage and
upbringing, he wrote in Russian and his works belong to the
tradition of Russian literature. The novel Dead Souls (1842), the
play Revizor (1836, 1842), and the short story The Overcoat (1842)
count among his masterpieces. Source: Wikipedia
Disponible sur Feedbooks Gogol:
Le
journal d'un fou (1835)
Les
âmes mortes (1842)
Tarass
Boulba (1835)
Rome
(1843)
Le
Nez (1836)
Le
Manteau (1843)
La
Calèche (1836)
La
brouille des deux Ivan (1835)
Ménage
d'autrefois (1835)
Viï
(1835)
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Partie 1
Nulle boutique du Marché Chtchoukine n’attirait tant la foule
que celle du marchand de tableaux. Elle offrait à vrai dire aux
regards le plus amusant, le plus hétéroclite des bric-à-brac. Dans
des cadres dorés et voyants s’étalaient des tableaux peints pour la
plupart à l’huile et recouverts d’une couche de vernis vert foncé.
Un hiver aux arbres de céruse ; un ciel embrasé par le rouge
vif d’un crépuscule qu’on pouvait prendre pour un incendie ;
un paysan flamand qui, avec sa pipe et son bras désarticulé,
rappelait moins un être humain qu’un dindon en manchettes ;
tels en étaient les sujets courants. Ajoutez à cela quelques
portraits gravés : celui de Khozrev-Mirza en bonnet
d’astrakan ; ceux de je ne sais quels généraux, le tricorne en
bataille et le nez de guingois. En outre, comme il est de règle en
pareil lieu, la devanture était tout entière tapissée de ces
grossières estampes, imprimées à la diable, mais qui pourtant
témoignent des dons naturels du peuple russe. Sur l’une se pavane
la princesse Milikitrisse Kirbitievna[1] ; sur
une autre s’étale la ville de Jérusalem, dont un pinceau sans
vergogne a enluminé de vermillon les maisons, les églises, une
bonne partie du sol et jusqu’aux mains emmouflées de deux paysans
russes en prières. Ces œuvres, que dédaignent les acheteurs, font
les délices des badauds. On est toujours sûr de trouver, bâillant
devant elles, tantôt un musard de valet rapportant de la gargote la
cantine où repose le dîner de son maître, lequel ne risquera certes
pas de se brûler en mangeant la soupe ; tantôt l’un de ces «
chevaliers » du carreau des fripiers, militaires retraités qui
gagnent leur vie en vendant des canifs ; tantôt quelque
marchande ambulante du faubourg d’Okhta colportant un éventaire
chargé de savates. Chacun s’extasie à sa façon : d’ordinaire les
rustauds montrent les images du doigt ; les militaires les
examinent avec des airs dignes ; les grooms et les apprentis
s’esclaffent devant les caricatures, y trouvant prétexte à
taquineries mutuelles ; les vieux domestiques en manteau de
frise s’arrêtent là, histoire de flâner, et les jeunes marchandes
s’y précipitent d’instinct, en braves femmes russes avides
d’entendre ce que racontent les gens et de voir ce qu’ils sont en
train de regarder. Cependant le jeune peintre Tchartkov, qui
traversait la Galerie, s’arrêta lui aussi involontairement devant
la boutique. Son vieux manteau, son costume plus que modeste
décelaient le travailleur acharné pour qui l’élégance n’a point cet
attrait fascinateur qu’elle exerce d’ordinaire sur les jeunes
hommes. Il s’arrêta donc devant la boutique ; après s’être
gaussé à part soi de ces grotesques enluminures, il en vint à se
demander à qui elles pouvaient bien être utiles. « Que le peuple
russe se complaise à reluquer Iérouslane Lazarévitch[2], l’Ivrogne et le Glouton, Thomas et
Jérémie et autres sujets pleinement à sa portée, passe
encore ! se disait-il. Mais qui diantre peut acheter ces
abominables croûtes, paysanneries flamandes, paysages bariolés de
rouge et de bleu, qui soulignent, hélas, le profond avilissement de
cet art dont elles prétendent relever ? Si encore c’étaient là
les essais d’un pinceau enfantin, autodidacte ! Quelque vive
promesse trancherait sans doute sur le morne ensemble caricatural.
Mais on ne voit ici qu’hébétude, impuissance, et cette sénile
incapacité qui prétend s’immiscer parmi les arts au lieu de prendre
rang parmi les métiers les plus bas ; elle demeure fidèle à sa
vocation en introduisant le métier dans l’art même. On reconnaît
sur toutes ces toiles les couleurs, la facture, la main lourde d’un
artisan, celle d’un grossier automate plutôt que d’un être humain.
» Tout en rêvant devant ces barbouillages, Tchartkov avait fini par
les oublier. Il ne s’apercevait même pas que depuis un bon moment
le boutiquier, un petit bonhomme en manteau de frise dont la barbe
datait du dimanche, discourait, bonimentait, fixait des prix sans
s’inquiéter le moins du monde des goûts et des intentions de sa
pratique. « C’est comme je vous le dis : vingt-cinq roubles pour
ces gentils paysans et ce charmant petit paysage. Quelle peinture,
monsieur, elle vous crève l’œil tout simplement ! Je viens de
les recevoir de la salle des ventes… Ou encore cet Hiver, prenez-le
pour quinze roubles ! Le cadre à lui seul vaut davantage. »
Ici le vendeur donna une légère chiquenaude à la toile pour montrer
sans doute toute la valeur de cet Hiver. « Faut-il les attacher
ensemble et les faire porter derrière vous ? Où
habitez-vous ? Eh, là-bas, l’apprenti ! apporte une
ficelle ! – Un instant, mon brave, pas si vite ! » dit le
peintre revenu à lui, en voyant que le madré compère ficelait déjà
les tableaux pour de bon. Et comme il éprouvait quelque gêne à s’en
aller les mains vides, après s’être si longtemps attardé dans la
boutique, il ajouta aussitôt : « Attendez, je vais voir si je
trouve là-dedans quelque chose à ma convenance. » Il se baissa pour
tirer d’un énorme tas empilé par terre de vieilles peintures
poussiéreuses et ternies qui ne jouissaient évidemment d’aucune
considération. Il y avait là d’anciens portraits de famille, dont
on n’aurait sans doute jamais pu retrouver les descendants ;
des tableaux dont la toile crevée ne permettait plus de reconnaître
le sujet ; des cadres dédorés ; bref un ramassis
d’antiquailles. Notre peintre ne les examinait pas moins en
conscience. « Peut-être, se disait-il, dénicherai-je là quelque
chose. » Il avait plus d’une fois entendu parler de trouvailles
surprenantes, de chefs-d’œuvre découverts parmi le fatras des
regrattiers. En voyant où il fourrait le nez, le marchand cessa de
l’importuner et, retrouvant son importance, reprit près de la porte
sa faction habituelle.
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