J’ai lu bien des choses sur votre compte, mais, vous
l’avouerai-je ? je ne vous savais pas un pareil talent.
Allons, il faut que vous fassiez aussi mon portrait. » Évidemment
la bonne dame se voyait, elle aussi, sous les traits de quelque
Psyché. « Tant pis ! se dit Tchartkov. Puisqu’elles ne veulent
pas être dissuadées, Psyché passera pour ce qu’elles désirent. » «
Ayez la bonté de vous asseoir un moment, proféra-t-il ; j’ai
quelques retouches à faire. – Ah, je crains que vous… Elle est si
ressemblante ! » Comprenant que leur appréhension avait
surtout trait aux tons jaunes, le peintre s’empressa de rassurer
ces dames : il voulait seulement souligner le brillant et
l’expression des yeux. En réalité, il éprouvait une honte extrême
et, de peur qu’on ne lui reprochât son impudence, il tenait à
pousser la ressemblance aussi loin que possible. Bientôt en effet
le visage de Psyché prit de plus en plus nettement les traits de la
pâle jeune fille. « Assez ! » dit la mère redoutant que la
ressemblance ne devînt trop parfaite. Un sourire, de l’argent, des
compliments, une poignée de main fort cordiale, une invitation à
dîner, bref mille récompenses flatteuses payèrent le peintre de ses
peines. Le portrait fit sensation. La dame le montra à ses amies :
toutes admirèrent – non sans qu’une légère rougeur leur montât au
visage – l’art avec lequel le peintre avait su à la fois garder la
ressemblance et mettre en valeur la beauté du modèle. Et Tchartkov
fut soudain assailli de commandes ; toute la ville semblait
vouloir se faire portraiturer par lui ; on sonnait à chaque
instant à sa porte. Évidemment la diversité de toutes ces figures
pouvait lui permettre d’acquérir une pratique extraordinaire. Par
malheur, c’étaient des gens difficiles à satisfaire, des gens
pressés, fort occupés, ou des mondains, c’est-à-dire encore plus
occupés que les autres et par conséquent très impatients. Tous
tenaient à un travail rapide et bien fait. Tchartkov comprit que
dans ces conditions il ne pouvait rechercher le fini ; la
prestesse du pinceau devait lui tenir lieu de toute autre qualité.
Il suffisait de saisir l’ensemble, l’expression générale, sans
vouloir approfondir les détails, poursuivre la nature jusqu’en son
intime perfection. En outre, chacun – ou presque chacun – de ses
modèles avait ses prétentions particulières. Les dames demandaient
que le portrait rendît avant tout l’âme et le caractère, le reste
devant être parfois complètement négligé ; que les angles
fussent tous arrondis, les défauts atténués, voire supprimés ;
bref, que le visage, s’il ne pouvait provoquer des coups de foudre,
inspirât tout au moins l’admiration. Aussi prenaient-elles en
s’installant pour la pose des expressions bien faites pour
déconcerter Tchartkov : l’une jouait la rêveuse, l’autre la
mélancolique ; pour amenuiser sa bouche, une troisième se
pinçait les lèvres jusqu’à donner l’illusion d’un point gros comme
une tête d’épingle. Elles ne laissaient pas pour autant d’exiger de
lui la ressemblance, le naturel, l’absence d’apprêts. Les hommes ne
le cédaient en rien au sexe faible. Celui-ci voulait se voir rendu
avec un port de tête énergique, celui-là avec les yeux levés au
ciel d’un air inspiré. Un lieutenant de la garde désirait que son
regard fît songer à Mars ; un fonctionnaire, que son visage
exprimât au plus haut degré la noblesse jointe à la droiture ;
sa main devait s’appuyer sur un livre où s’inscriraient très
apparemment, ces mots : « J’ai toujours défendu la vérité. » Au
début ces exigences affolaient Tchartkov : impossible de les
satisfaire sérieusement dans un laps de temps aussi court !
Mais bientôt il comprit de quoi il retournait et cessa de se mettre
martel en tête. Deux ou trois mots lui faisaient deviner les désirs
du modèle. Celui qui se voulait en Mars l’était. À celui qui
prétendait jouer les Byron, il octroyait une pose et un port de
tête byroniens. Qu’une dame désirât être Corinne, Ondine, Aspasie
ou Dieu sait quoi encore, il y consentait sur-le-champ. Il avait
seulement soin d’ajouter une dose suffisante de beauté, de
distinction, ce qui, chacun le sait, ne gâte jamais les choses et
peut faire pardonner au peintre jusqu’au manque de ressemblance.
L’étonnante prestesse de son pinceau finit par le surprendre
lui-même.
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