Enfin la grande dame et sa pâle enfant
arrivèrent. Il les fit asseoir, avança la toile – avec adresse
cette fois et des prétentions à l’élégance – et se mit à peindre.
La journée ensoleillée, le vif éclairage lui permirent d’apercevoir
sur son fragile modèle certains détails qui, traduits sur la toile,
donneraient une grande valeur au portrait. Il comprit que, s’il
arrivait à les reproduire avec la même perfection que les lui
offrait la nature, il ferait quelque chose d’extraordinaire. Son
cœur commença même à battre légèrement quand il sentit qu’il allait
exprimer ce dont nul avant lui ne s’était encore aperçu. Tout à son
art, il oublia de nouveau la noble origine de son modèle. À voir si
bien rendus par son pinceau ces traits délicats, cette chair
exquise, quasi diaphane, il se sentait défaillir. Il tâchait de
saisir la moindre nuance, un léger reflet jaune, une tache bleuâtre
à peine visible sous les yeux et copiait déjà un petit bouton
poussé sur le front, quand il entendit au-dessus de lui la voix de
la maman : « Eh non, voyons… Pourquoi cela ? C’est inutile… Et
puis il me semble qu’à certains endroits vous avez fait… un peu
jaune… Et ici, tenez, on dirait de petites taches sombres. » Le
peintre voulut expliquer que précisément ces taches et ces reflets
jaunes mettaient en valeur l’agréable et tendre coloris du visage.
Il lui fut répondu qu’elles ne mettaient rien du tout en valeur,
que c’était là une illusion de sa part. « Permettez-moi pourtant
une légère touche de jaune, une seule, ici tenez », insista le naïf
Tchartkov. On ne lui permit même pas cela. Il lui fut déclaré que
Lise n’était pas très bien disposée ce jour-là, que d’habitude son
visage, d’une fraîcheur surprenante, n’offrait pas la moindre trace
de jaune. Bon gré mal gré, Tchartkov dut effacer ce que son pinceau
avait fait naître sur la toile. Bien des traits presque invisibles
disparurent et avec eux s’évanouit une partie de la ressemblance.
Il se mit à donner machinalement au tableau cette note uniforme qui
se peint de mémoire et transforme les portraits d’êtres vivants en
figures froidement irréelles, semblables à des modèles de dessin.
Mais la disparition des tons déplaisants satisfit pleinement la
noble dame. Elle marqua toutefois sa surprise de voir le travail
traîner si longtemps : M. Tchartkov, lui avait-on dit, terminait
ses portraits en deux séances. L’artiste ne trouva rien à lui
répondre. Il déposa son pinceau et, quand il eut accompagné ces
dames jusqu’à la porte, demeura longtemps, immobile et songeur,
devant sa toile. Il revoyait avec une douleur stupide les nuances
légères, les tons vaporeux qu’il avait saisis puis effacés d’un
pinceau impitoyable. Plein de ces impressions, il écarta le
portrait, alla chercher une tête de Psyché, qu’il avait naguère
ébauchée puis abandonnée dans un coin. C’était une figure dessinée
avec art, mais froide, banale, conventionnelle. Il la reprit
maintenant dans le dessein d’y fixer les traits qu’il avait pu
observer sur son aristocratique visiteuse, et qui se pressaient en
foule dans sa mémoire. Il réussit en effet à les y transposer sous
cette forme épurée que leur donnent les grands artistes, alors
qu’imprégnés de la nature ils s’en éloignent pour la recréer.
Psyché parut s’animer : ce qui n’était qu’une implacable
abstraction se transforma peu à peu en un corps vivant ; les
traits de la jeune mondaine lui furent involontairement communiqués
et elle acquit de ce fait cette expression particulière qui donne à
l’œuvre d’art un cachet d’indéniable originalité. Tout en utilisant
les détails, Tchartkov semblait avoir réussi à dégager le caractère
général de son modèle. Son travail le passionnait ; il s’y
consacra entièrement durant plusieurs jours et les deux dames l’y
surprirent. Avant qu’il eût eu le temps d’éloigner son tableau,
elles battirent des mains, poussèrent des cris joyeux. « Lise,
Lise, ah, que c’est ressemblant ! Superbe, superbe !
Quelle bonne idée vous avez eue de l’habiller d’un costume
grec ! Ah quelle surprise ! » Le peintre ne savait
comment les tirer de cette agréable erreur. Mal à l’aise, baissant
les yeux, il murmura : « C’est Psyché. – Psyché ! Ah !
charmant ! dit la mère en le gratifiant d’un sourire que la
fille imita aussitôt. N’est-ce pas, Lise, tu ne saurais être mieux
qu’en Psyché ? Quelle idée délicieuse ! Mais quel
art ! On dirait un Corrège. J’ai beaucoup entendu parler de
vous.
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