Ces pensées ne l’assaillaient pas les jours où, plongé dans son travail, il en oubliait le boire, le manger, tout l’univers ; elles fondaient sur lui aux heures d’affreuse gêne, où il n’avait pas de quoi acheter ni pinceaux ni couleurs, où l’importun propriétaire le relançait du matin au soir. Alors son imagination d’affamé lui dépeignait comme fort digne d’envie le sort du peintre riche, et l’idée bien russe lui venait de tout planter là pour noyer son chagrin dans l’ivresse et la débauche. Il traversait précisément une de ces mauvaises passes. « Patiente ! Patiente ! grommelait-il. La patience ne peut pourtant pas être éternelle. C’est très joli de patienter, mais encore faut-il que je mange demain ! Qui me prêtera de l’argent ? personne. Et si j’allais vendre mes tableaux, mes dessins, on ne me donnerait pas vingt kopeks du tout ! Ces études m’ont été utiles, je le sens bien ; aucune n’a été entreprise en vain ; chacune d’elles m’a appris quelque chose. Mais à quoi bon tous ces essais sans fin ? Qui les achètera sans connaître mon nom ? Et d’ailleurs qui pourrait bien s’intéresser à des dessins d’après l’antique ou le modèle, ou encore à ma Psyché inachevée, à la perspective de ma chambre, au portrait de mon Nikita, encore que franchement il vaille mieux que ceux de n’importe quel peintre à la mode ?… En vérité, pourquoi suis-je là à tirer le diable par la queue, à suer sang et eau sur l’a b c de mon art, quand je pourrais briller aussi bien que les autres et faire fortune tout comme eux ? » Comme il disait ces mots, Tchartkov pâlit soudain et se prit à trembler : un visage convulsé, qui paraissait sortir d’une toile déposée devant lui, fixait sur lui deux yeux prêts à le dévorer, tandis que le pli impérieux de la bouche commandait le silence. Dans son effroi, il voulut crier, appeler Nikita, qui déjà emplissait l’antichambre de ses ronflements épiques, mais le cri mourut sur ses lèvres, cédant la place à un sonore éclat de rire : il venait de reconnaître le fameux portrait, auquel il ne songeait déjà plus, et que le clair de lune, qui baignait la pièce, animait d’une vie étrange. Il s’empara aussitôt de la toile, l’examina, enleva à l’aide d’une éponge presque toute la poussière et la saleté qui s’y étaient accumulées ; puis, quand il l’eut suspendue au mur, il en admira encore davantage l’extraordinaire puissance. Tout le visage vivait maintenant et posait sur lui un regard qui le fit bientôt tressaillir, reculer, balbutier : « Il regarde, il regarde avec des yeux humains ! » Une histoire que lui avait jadis contée son professeur lui revint à la mémoire. L’illustre Léonard de Vinci avait peiné, dit-on, plusieurs années sur un portrait qu’il considéra toujours comme inachevé ; cependant, à en croire Vasari, tout le monde le tenait pour l’œuvre la mieux réussie, la plus parfaite qui fût ; les contemporains admiraient surtout les yeux, où le grand artiste avait su rendre jusqu’aux plus imperceptibles veinules. Dans le cas présent, il ne s’agissait point d’un tour d’adresse, mais d’un phénomène étrange et qui nuisait même à l’harmonie du tableau : le peintre semblait avoir encastré dans sa toile des yeux arrachés à un être humain. Au lieu de la noble jouissance qui exalte l’âme à la vue d’une belle œuvre d’art, si repoussant qu’en soit le sujet, on éprouvait devant celle-ci une pénible impression. « Qu’est-ce à dire ? se demandait involontairement Tchartkov. J’ai pourtant devant moi la nature, la nature vivante. Son imitation servile est-elle donc un crime, résonne-t-elle comme un cri discordant ? Ou peut-être, si l’on se montre indifférent, insensible envers son sujet, le rend-on nécessairement dans sa seule et odieuse réalité, sans que l’illumine la clarté de cette pensée impossible à saisir mais qui n’en est pas moins latente au fond de tout ; et il apparaît alors sous cet aspect qui se présente à quiconque, avide de comprendre la beauté d’un être humain, s’arme du bistouri pour le disséquer et ne découvre qu’un spectacle hideux ? Pourquoi, chez tel peintre, la simple, la vile nature s’auréole-t-elle de clarté, pourquoi vous procure-t-elle une jouissance exquise, comme si tout autour de vous coulait et se mouvait suivant un rythme plus égal, plus paisible ? Pourquoi, chez tel autre, qui lui a été tout aussi fidèle, cette même nature semble-t-elle abjecte et sordide ? La faute en est au manque de lumière. Le plus merveilleux paysage paraît lui aussi incomplet quand le soleil ne l’illumine point. » Tchartkov s’approcha encore une fois du portrait pour examiner ces yeux extraordinaires et s’aperçut non sans effroi qu’ils le regardaient. Ce n’était plus là une copie de la nature, mais bien la vie étrange dont aurait pu s’animer le visage d’un cadavre sorti du tombeau. Était-ce un effet de la clarté lunaire, cette messagère du délire qui donne à toutes choses un aspect irréel ? Je ne sais, mais il éprouva un malaise soudain à se trouver seul dans la pièce. Il s’éloigna lentement du portrait, se détourna, s’efforça de ne plus le regarder, mais, malgré qu’il en eût, son œil, impuissant à s’en détacher, louchait sans cesse de ce côté. Finalement, il eut même peur d’arpenter ainsi la pièce : il croyait toujours que quelqu’un allait se mettre à le suivre, et se retournait craintivement. Sans être peureux, il avait les nerfs et l’imagination fort sensibles, et ce soir-là il ne pouvait s’expliquer sa frayeur instinctive. Il s’assit dans un coin, et là encore il eut l’impression qu’un inconnu allait se pencher sur son épaule et le dévisager. Les ronflements de Nikita, qui lui arrivaient de l’antichambre, ne dissipaient point sa terreur. Il quitta craintivement sa place, sans lever les yeux, se dirigea vers son lit et se coucha. À travers les fentes du paravent, il pouvait voir sa chambre éclairée par la lune, ainsi que le portrait accroché bien droit au mur et dont les yeux, toujours fixés sur lui avec une expression de plus en plus effrayante, semblaient décidément ne vouloir regarder rien d’autre que lui. Haletant d’angoisse, il se leva, saisit un drap et, s’approchant du portrait, l’en recouvrit tout entier. Quelque peu tranquillisé, il se recoucha et se prit à songer à la pauvreté, au destin misérable des peintres, au chemin semé d’épines qu’ils doivent parcourir sur cette terre ; cependant, à travers une fente du paravent, le portrait attirait toujours invinciblement son regard. Le rayonnement de la lune avivait la blancheur du drap, à travers lequel les terribles yeux semblaient maintenant transparaître. Tchartkov écarquilla les siens, comme pour bien se convaincre qu’il ne rêvait point.