Quand son maître était absent, ce
personnage, qui avait nom Nikita, passait dans la rue le plus clair
de son temps ; l’obscurité l’empêcha un bon moment
d’introduire la clef dans le trou de la serrure ; mais enfin
il y parvint ; alors Tchartkov put mettre le pied dans son
antichambre, où sévissait un froid intense, comme chez tous les
peintres, qui d’ailleurs ne prennent nulle garde à cet
inconvénient. Sans tendre son manteau à Nikita, il pénétra dans son
atelier, vaste pièce carrée mais basse de plafond, aux vitres
gelées, encombrée de tout un bric-à-brac artistique : fragments de
bras en plâtre, toiles encadrées, esquisses abandonnées, draperies
suspendues aux chaises. Très las, il rejeta son manteau, posa
distraitement le portrait entre deux petites toiles et se laissa
choir sur un étroit divan dont on n’aurait pu dire qu’il était
tendu de cuir, la rangée de clous qui fixait ledit cuir s’en étant
depuis longtemps séparée ; aussi Nikita pouvait-il maintenant
fourrer dessous les bas noirs, les chemises, tout le linge sale de
son maître. Quand il se fut étendu, autant qu’il était possible de
s’étendre, sur cet étroit divan, Tchartkov demanda une bougie. « Il
n’y en a pas, dit Nikita. – Comment cela ? – Mais hier déjà il
n’y en avait plus. » Le peintre se rappela qu’en effet « hier déjà
» il n’y en avait plus. Il jugea bon de se taire, se laissa
dévêtir, puis endossa sa vieille robe de chambre, laquelle était
usée et même plus qu’usée. « Faut vous dire que le propriétaire est
venu, déclara soudain Nikita. – Réclamer son argent, bien
sûr ? s’enquit Tchartkov avec un geste d’impatience. – Oui,
mais il n’est pas venu seul. – Et avec qui donc ? – Je ne sais
pas au juste…, comme qui dirait avec un commissaire. – Un
commissaire ? Pour quoi faire ? – Je ne sais pas au
juste… Paraît que c’est par rapport au terme. – Qu’est-ce qu’il
peut bien me vouloir ? – Je ne sais pas au juste… « S’il ne
peut pas payer, qu’il a dit, alors faudra qu’il décampe ! »
Ils vont revenir demain tous les deux. – Eh bien, qu’ils
reviennent ! » dit Tchartkov avec une sombre indifférence. Et
il s’abandonna sans rémission à ses idées noires. Le jeune
Tchartkov était un garçon bien doué et qui promettait beaucoup. Son
pinceau connaissait de brusques accès de vigueur, de naturel,
d’observation réfléchie. « Écoute, mon petit, lui disait souvent
son maître ; tu as du talent, ce serait péché que de
l’étouffer ; par malheur, tu manques de patience : dès qu’une
chose t’attire, tu te jettes dessus sans te soucier du reste.
Attention, ne va pas devenir un peintre à la mode : tes couleurs
sont déjà un peu criardes, ton dessin pas assez ferme, tes lignes
trop floues ; tu recherches les effets faciles, les brusques
éclairages à la moderne. Prends garde de tomber dans le genre
anglais. Le monde te séduit, j’en ai peur ; je te vois parfois
un foulard élégant au cou, un chapeau bien lustré… C’est tentant, à
coup sûr, de peindre des images à la mode et de petits portraits
bien payés ; mais, crois-moi, cela tue un talent au lieu de le
développer. Patiente ; mûris longuement chacune de tes
œuvres ; laisse les autres ramasser l’argent ; ce qui est
en toi ne te quittera point. » Le maître n’avait qu’en partie
raison. Certes notre peintre éprouvait parfois le désir de mener
joyeuse vie, de s’habiller avec élégance, en un mot d’être jeune,
mais il parvenait presque toujours à se dominer. Bien souvent, une
fois le pinceau en main, il oubliait tout et ne le quittait que
comme un songe exquis, brusquement interrompu. Son goût se formait
de plus en plus. S’il ne comprenait pas encore toute la profondeur
de Raphaël, il se laissait séduire par la touche large et rapide du
Guide, il s’arrêtait devant les portraits du Titien, il admirait
fort les Flamands. Les chefs-d’œuvre anciens ne lui avaient point
encore livré tout leur secret ; il commençait pourtant à
soulever les voiles derrière lesquels ils se dérobent aux profanes,
encore qu’en son for intérieur il ne partageât point pleinement
l’opinion de son professeur, pour qui les vieux maîtres planaient à
des hauteurs inaccessibles. Il lui semblait même que, sous certains
rapports, le XIXème siècle les avait sensiblement dépassés, que
l’imitation de la nature était devenue plus précise, plus vivante,
plus rigoureuse ; bref, il pensait sur ce point en jeune homme
dont les efforts ont déjà été couronnés de quelque succès et qui
éprouve de ce chef une légitime fierté. Parfois il s’irritait de
voir un peintre de passage, français ou allemand, et qui peut-être
n’était même pas artiste par vocation, en imposer par des procédés
routiniers, le brio du pinceau, l’éclat de la couleur, et amasser
une vraie fortune en moins de rien.
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