Des
histoires de trésors cachés, de cassettes à tiroirs secrets léguées
par de prévoyants ancêtres à des arrière-neveux dont ils
pressentaient la ruine, obsédaient en foule son imagination. Il en
vint à se croire devant un cas de ce genre : sans doute quelque
aïeul avait-il imaginé de laisser à son petit-fils ce cadeau,
enclos dans le cadre d’un portrait de famille ? Emporté par un
délire romanesque, il se demanda même s’il n’y avait pas là un
rapport secret avec son propre destin : l’existence du portrait
n’était-elle pas liée à la sienne, et son acquisition
prédestinée ? Il examina très attentivement le cadre : une
rainure avait été pratiquée sur l’un des côtés, puis recouverte
d’une planchette, mais avec tant d’adresse et de façon si peu
visible que, n’était la grosse patte du commissaire, les ducats y
auraient reposé jusqu’à la consommation des siècles. Sa vue
s’étant, du cadre, reportée sur le tableau, il en admira une fois
de plus la superbe facture, et, singulièrement, l’extraordinaire
fini des yeux : il les regardait maintenant sans crainte, mais
toujours avec un certain malaise. « Allons, se dit-il, de qui que
tu sois l’aïeul, je te mettrai sous verre et, en échange de CECI,
je te donnerai un beau cadre doré. » Ce disant, il laissa tomber sa
main sur le tas d’or étalé devant lui ; son cœur précipita ses
battements. « Qu’en faire ? se demandait-il en le couvant du
regard. Voilà ma vie assurée pour trois ans au moins. J’ai de quoi
acheter des couleurs, payer mon dîner, mon thé, mon entretien, mon
logement. Je puis m’enfermer dans mon atelier et y travailler
tranquillement ; nul ne viendra plus m’importuner. Je vais
faire l’emplette d’un excellent mannequin, me commander un torse de
plâtre et y modeler des jambes, cela me fera une Vénus, acheter
enfin des gravures d’après les meilleurs tableaux. Si je travaille
trois ans sans me dépêcher, sans songer à la vente, je les
enfoncerai tous et pourrai devenir un bon peintre. » Voilà ce que
lui dictait la raison, mais au fond de lui-même s’élevait une voix
plus puissante. Et quand il eut jeté un nouveau regard sur le tas
d’or, ses vingt-deux ans, son ardente jeunesse lui tinrent un bien
autre langage. Tout ce qu’il avait contemplé jusqu’alors avec des
yeux envieux, tout ce qu’il avait admiré de loin, l’eau à la
bouche, se trouvait maintenant à sa portée. Ah, comme son cœur
ardent se mit à battre dès que cette pensée lui vint !
S’habiller à la dernière mode, faire bombance après ces longs jours
de jeûne, louer un bel appartement, aller tout de suite au théâtre,
au café, au… Il avait déjà sauté sur son or et se trouvait dans la
rue. Il entra tout d’abord chez un tailleur et une fois vêtu de
neuf des pieds à la tête, ne cessa plus de s’admirer comme un
enfant. Il loua sans marchander le premier appartement qui se
trouva libre sur la Perspective, un appartement magnifique avec de
grands trumeaux et des vitres d’un seul carreau. Il acheta des
parfums, des pommades, une lorgnette fort coûteuse dont il n’avait
que faire et beaucoup plus de cravates qu’il n’en avait besoin. Il
se fit friser par un coiffeur, parcourut deux fois la ville en
landau sans la moindre nécessité, se bourra de bonbons dans une
confiserie, et s’en alla dîner chez un traiteur français, sur
lequel il avait jusqu’alors des notions aussi vagues que sur
l’empereur de Chine. Tout en dînant il se donnait de grands airs,
regardait d’assez haut ses voisins, et réparait sans cesse le
désordre de ses boucles en se mirant dans la glace qui lui faisait
face. Il se commanda une bouteille de champagne, boisson qu’il ne
connaissait que de réputation, et qui lui monta légèrement à la
tête. Il se retrouva dans la rue de fort belle humeur et prit des
allures de conquérant. Il déambula tout guilleret le long du
trottoir en braquant sa lorgnette sur les passants. Il aperçut sur
le pont son ancien maître et fila crânement devant lui, comme s’il
ne l’avait pas vu : le bonhomme en demeura longtemps stupide, le
visage transformé en point d’interrogation. Le soir même, Tchartkov
fit transporter son chevalet, ses toiles, ses tableaux, toutes ses
affaires dans le superbe appartement. Après avoir disposé bien en
vue ce qu’il avait de mieux et jeté le reste dans un coin, il se
mit à arpenter les pièces en jetant de fréquentes œillades aux
miroirs. Il sentait sourdre en lui le désir invincible de violenter
la gloire et de faire voir à l’univers ce dont il était capable. Il
croyait déjà entendre les cris : « Tchartkov !
Tchartkov ! Avez-vous vu le tableau de Tchartkov ? Quelle
touche ferme et rapide ! Quel vigoureux talent ! » Une
extase fébrile l’emportait Dieu sait où. Le matin venu, il prit une
dizaine de ducats, et s’en alla demander une aide généreuse au
directeur d’un journal en vogue. Le directeur le reçut
cordialement, lui donna du « cher maître », lui pressa les deux
mains, s’enquit par le menu de ses nom, prénoms et domicile.
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