Et dès
le lendemain, le journal publiait, à la suite d’une annonce vantant
les qualités d’une nouvelle chandelle, un article intitulé : «
L’extraordinaire talent de Tchartkov. » « Hâtons-nous de
complimenter les habitants éclairés de notre capitale : ils
viennent de faire une acquisition qu’on nous permettra de qualifier
de magnifique à tous les points de vue. Chacun se plaît à
reconnaître qu’on trouve chez nous un grand nombre de charmants
visages et d’heureuses physionomies ; mais nous ne possédions
pas encore le moyen de les faire passer à la postérité par
l’entremise miraculeuse du pinceau. Cette lacune est désormais
comblée : un peintre est apparu qui réunit en lui toutes les
qualités nécessaires. Dorénavant nos beautés seront sûres de se
voir rendues dans toute leur grâce exquise, aérienne,
enchanteresse, semblable à celle des papillons qui voltigent parmi
les fleurs printanières. Le respectable père de famille se verra
entouré de tous les siens. Le négociant comme le militaire, l’homme
d’État comme le simple citoyen, chacun continuera sa carrière avec
un zèle redoublé. Hâtez-vous, hâtez-vous, entrez chez lui, au
retour d’une promenade, d’une visite à un ami, à une cousine, à un
beau magasin ; hâtez-vous d’y aller d’où que vous veniez. Vous
verrez dans son magnifique atelier (Perspective Nevski, n°…) une
multitude de portraits dignes des Van Dyck et des Titien. On ne
sait trop qu’admirer davantage en eux : la vigueur de la touche,
l’éclat de la palette ou la ressemblance avec l’original. Soyez
loué, ô peintre, vous avez tiré un bon numéro à la loterie !
Bravo, André Pétrovitch ! (Le journaliste aimait évidemment la
familiarité.) Travaillez à votre gloire et à la nôtre. Nous savons
vous apprécier. L’affluence du public et la fortune (encore que
certains de nos confrères s’élèvent contre elle) seront votre
récompense. » Tchartkov lut et relut cette annonce avec un secret
plaisir ; son visage rayonnait. Enfin la presse parlait de
lui ! La comparaison avec Van Dyck et Titien le flatta
énormément. L’exclamation « Bravo, André Pétrovitch ! » ne fut
pas non plus pour lui déplaire : les journaux le nommaient
familièrement par ses prénoms ; quel honneur
insoupçonné ! Dans sa joie, il entreprit à travers l’atelier
une promenade sans fin, en ébouriffant ses cheveux d’une main
nerveuse ; tantôt il se laissait choir dans un fauteuil, puis
bondissait et s’installait sur le canapé, essayant d’imaginer
comment il allait recevoir les visiteurs et les visiteuses ;
tantôt il s’approchait d’une toile, esquissant des gestes
susceptibles de mettre en valeur tant le charme de sa main que la
hardiesse de son pinceau. Le lendemain, on sonna à sa porte ;
il courut ouvrir. Une dame entra, suivie d’une jeune personne de
dix-huit ans, sa fille ; un valet en manteau de livrée doublé
de fourrure les accompagnait. « Vous êtes bien M. Tchartkov ?
» s’enquit la dame. Le peintre s’inclina. « On parle beaucoup de
vous ; on prétend que vos portraits sont le comble de la
perfection. » Sans attendre de réponse, la dame, levant son
face-à-main, s’en fut d’un pas léger examiner les murs ; mais
comme elle les trouva vides : « Où donc sont vos portraits ?
demanda-t-elle. – On les a emportés, dit le peintre quelque peu
confus. … Je viens d’emménager ici…, ils sont encore en route. –
Vous êtes allé en Italie ? demanda encore la dame en braquant
vers lui son face-à-main, faute d’autre objet à lorgner. – Non…,
pas encore… J’en avais bien l’intention… mais j’ai remis mon
voyage… Mais voici des fauteuils ; vous devez être
fatiguées ? – Merci, je suis longtemps restée assise en
voiture… Ah, ah, je vois enfin de vos œuvres ! » s’écria la
dame, dirigeant cette fois son face-à-main vers la paroi au pied de
laquelle Tchartkov avait déposé ses études, ses portraits, ses
essais de perspective. Elle y courut aussitôt. « C’est charmant.
Lise, Lise, venez ici. Un intérieur à la manière de Téniers.
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