Le prince et le pauvre
Mark
Twain
Le prince et le pauvre

BeQ

Mark Twain
Le
prince et le pauvre
roman
traduit de l’anglais par Paul
Largilière
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 972 : version 1.0
Du même
auteur, à la Bibliothèque :
Plus fort
que Sherlock Holmès
Les
aventures de Tom Sawyer
Les
aventures de Huck Finn
Le
prince et le pauvre
Édition
de référence :
Librairie H.
Oudin, Éditeur, 1883.
Numérisation :
Serge Pilon
I
Naissance du prince et du pauvre
Dans l’antique
Cité de Londres, par un beau jour d’automne du second
quart du seizième siècle, naquit à une famille
pauvre du nom de Canty un garçon dont elle n’avait que
faire. Le même jour un autre enfant anglais naissait à
une famille riche du nom de Tudor, qui aurait pu difficilement se
passer de lui. Toute l’Angleterre, d’ailleurs, le
réclamait avec impatience. L’Angleterre l’avait si
longtemps attendu, elle l’avait tant souhaité, elle
avait tant prié Dieu de le lui accorder que, maintenant qu’il
était là, le peuple était presque fou de
contentement. Des gens qui se connaissaient à peine se
sautaient au cou et s’embrassaient en pleurant. Tout le monde
chômait. Grands et petits, riches et pauvres festoyaient,
dansaient, chantaient, s’attendrissaient. Cela dura plusieurs
jours et plusieurs nuits. Le jour, Londres était splendide à
voir : ce n’étaient que gais drapeaux flottant à
tous les balcons et sur tous les toits, superbes cortèges
marchant processionnellement. La nuit, le spectacle n’était
pas moins magnifique : partout, au coin des rues, flambaient de
grands feux de joie, et la foule, qui se pressait autour, éclatait
en bruyants transports d’allégresse. Dans toute
l’Angleterre, il n’y avait qu’une voix pour conter
merveille du nouveau-né, de cet Édouard Tudor, qui se
nommait aussi le prince de Galles. Quant à lui, emmailloté
dans ses langes de satin et de soie, inconscient de tout ce tapage,
il regardait avec de grands yeux, sans y rien comprendre, les beaux
seigneurs et les belles dames qui le soignaient, le veillaient ou ne
le veillaient pas – ce qui, au reste, lui était égal.
Mais personne ne parlait de l’autre bébé, de ce
Tom Canty, empaqueté dans ses pauvres guenilles, et si
malencontreusement tombé comme une tuile parmi les misérables
qui déjà ne s’accommodaient guère à
leur sort.
II
Enfance de Tom
Sautons quelques années.
Londres avait alors quinze siècles
d’existence. C’était une ville fort grande pour
l’époque. Elle comptait cent mille habitants ;
d’autres disent le double. Ses rues étaient très
étroites, tortueuses et sales, surtout à l’endroit
où demeurait Tom, près d’un pont appelé
London Bridge. Les maisons étaient en bois, le second étage
surplombant le premier, le troisième étalant les coudes
par-dessus le second. D’année en année elles
gagnaient en hauteur et s’étendaient en largeur. Des
poutres en croix de par Dieu formaient le squelette de la charpente ;
dans les intervalles s’entassaient des matériaux solides
enduits de plâtre. Les poutres étaient peintes en rouge,
en bleu ou en noir, au gré et au goût du propriétaire,
ce qui donnait à l’ensemble des constructions un aspect
pittoresque. Les fenêtres étaient petites avec des
vitres en losange ; elles s’ouvraient extérieurement
et tournaient sur des gonds comme des portes.
La maison qu’occupait le père de Tom
était au fond d’un cul-de-sac empuanti, nommé
Offal Court, c’est-à-dire la cour des issues d’animaux,
qui donnait dans Pudding Lane. C’était une masure,
basse, délabrée, rachitique, mais pleine comme un œuf
de pauvres et de va-nu-pieds. La tribu des Canty nichait dans un
galetas au troisième étage. Le père et la mère
avaient une espèce de lit dans un coin. Par contre, Tom, sa
grand-mère et ses deux sœurs Bet et Nan n’étaient
pas limités : ils avaient tout le parquet pour eux et
couchaient où et comme ils voulaient. Il y avait bien les
restes d’une paire de draps et quelques bottes de paille
malpropre, mais cela ne pouvait bonnement faire des lits ; on
les roulait en tas le matin, et chacun en prenait, le soir, ce qu’il
jugeait bon.
Bet et Nan avaient quinze ans ; elles étaient
jumelles. C’étaient de braves filles, très sales,
vêtues de haillons et ignorantes comme des carpes. Leur mère
était comme elles. Le père et la grand-mère
vivaient à couteaux tirés. Ils étaient presque
toujours ivres, et alors ils se battaient et assommaient ceux qui
voulaient les séparer. Qu’ils eussent bu ou non, ils ne
parlaient qu’en jurant et en blasphémant.
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